Carlos Ginzburg (7) / Guillemeter le Monde
Guillemeter, ensacher le Monde « à l'infini »...
1. Le guillemetage itératif du monde
Vers fin 2010-début 2011, Carlos Ginzburg formula le projet de généraliser l'idée de la fractalisation du Monde, en imaginant une vaste entreprise artistique de guillemetage... Littéralement, guillemeter signifiie mettre un mot, une expression ou un texte entier entre guillemets, par exemple pour citer ou indiquer explicitement où commence et où se termine la citation qui appartient à l'auteur d'un texte écrit, ou bien aussi pour mettre en valeur, pour particulariser ces mots ou expressions. À ce titre, les guillemets font partie des signes diacritiques de la langue écrite (certains passages de ce blog en contiennent beaucoup). Nous avons tous également remarqué que dans les textes des livres que nous lisons, il y a parfois des morceaux de phrases ou des mots entre guillemets, qui sont eux-mêmes inclus dans un texte plus large compris lui-même entre guillemets. Et à l'intérieur de ces sous-textes guillemetés, il peut y avoir, éventuellement, d'autres citations ou références qui ont elles-mêmes été mises entre guillemets.
Bien entendu, dans la réalité littéraire, le nombre d'expressions guillemetées comprises à l'intérieur d'autres expressions guillemetées est en général assez limité, car la compréhension de l'organisation du texte, et par conséquent de son sens, deviendraient rapidement difficiles et erratiques si les guillemets mis en abyme (orthographe équivalente : « abîme ») se multipliaient indéfiniment. Cependant, cette idée est parfaitement possible et même réalisable dans une certaine mesure, c'est-à-dire de manière finie, en recourant notamment aux services d'un ordinateur, à la manière des écrivains de l'OULIPO (l'Ouvroir de Littérature Potentielle) dont les descendants néo-oulipistes sont aujourd'hui assistés par les méthodes de composition informatisée des textes littéraires.
Nous voyons, à la lumière de ces explications, que l'idée du guillemetage indéfiniment répété, idéalement par mise en abyme ad infinitum, renvoie aux thèmes fractalistes qui furent exposés dans de nombreux autres passages de ce site consacrés aux fractals :
– le « pli dans pli » virtuellement à l'infini du Baroque pensé par Gilles Deleuze, et l'implication de l'ensachage, définie par Michel Serres [Cf. Liens → (1), (2), (3)] ;
– les fractals déterministes scalants ou auto-identiques, détenant la propriété géométrique d'autosimilitude, tels le fameux « flocon de neige » de Von Koch et l'ensemble triadique de Cantor (« poussière de points » fractale), parmi une infinité d'autres fractals scalants possibles ;
– le principe algorithmique de récursivité des fonctions polynomiales de degré n ≥ 2 (itération illimitée), à l'origine des hyperfractals semi-déterministes dotés de la propriété géométrique d'autosimilarité ;
– l'auto-organisation des systèmes complexes, etc.
Dans un texte daté de janvier 2011, intitulé : « Guillemeter Art Service », l'artiste énonce une sorte de programme artistique global de guillemetage systématique, à vaste échelle : la totalité de ce qui est ! Il s'agit de diverses performances artistiques, au cours desquelles Carlos Ginzburg propose d'enserrer de guillemets de grande dimension, imprimés en noir sur de grands supports, toute chose de l'environnement personnel, des œuvres d'artistes divers, anciens ou actuels (œuvres d'art citées, comme sur la photo ci-contre), et même jusqu'à ses propres œuvres créées dans le passé qui deviennent, par cette opération, de simples citations de ses œuvres, lesquelles viennent s'inscrire ou prendre place au sein d'environnements spatiaux plus englobants, eux-mêmes guillemetés, théoriquement à l'infini... [↑ Photo ci-dessus : Carlos Ginzburg, Conférence-Performance sur le Guillemetage, Séminaire public, Lyon, 18 mars 2011.]
Carlos Ginzburg change en quelque sorte radicalement d'échelle artistique, pour tendre imaginairement vers l'échelle supérieure (potentiellement) à toutes les échelles mésoscopiques (intermédiaires). Il passe de l'échelle du tableau ou de l'installation limitée dans l'espace de l'exposition en galerie, à toute échelle supérieure permettant d'inclure en les « citant », tout objet, toute œuvre ou tout espace de dimension inférieure (par exemple, la galerie même dans laquelle ses tableaux sont exposés, puis toute la rue qui inclut la galerie, puis le quartier et la ville, etc.).
Il s'agit bien là d'une recherche métaphorique du principe de la reproduction déterministe des formes fractales scalantes (auto-identiques), à toute échelle de réplication, ou également du principe d'émergence de formes fractales (en 2D ou 3D) autosimilaires, obtenues ad infinitum de manière récursive au moyen de programmes de calcul d'images fractales semi-déterministes, introduisant la variété infime ou « microscopique » du détail local au sein de l'homologie générale qui règne entre les parties et la forme d'ensemble « globale ». Mais l'on sait que la forme dite « globale » n'est elle-même qu'une partie ou un détail d'un Tout
potentiel, lorsqu'elle est explorée à une échelle supérieure de résolution ou d'observation.
2. « Guillemeter Art Service », 2011
Le texte du projet artistique de guillemetage généralisé de Carlos Ginzburg : « Guillemeter Art Service », est lisible en fichier PDF en cliquant sur le lien ci-après :
Carlos Ginzburg_« Guillemeter Art Service »_2011
Le projet global (voire totalitaire) de guillemetage s'affirme dès la première phrase du texte de l'artiste. Il s'agit de mettre entre guillemets « la totalité de l'Art, de l'Homme, du Monde et Dieu ». L'idée un peu dérisoire ou naïve de guillemeter le Monde et Dieu pourrait légitimement faire sourire, mais il faut comprendre ce projet pour le moins démesuré comme étant l'expression « lyrique » d'un enthousiasme artistique – en définitive seulement verbal –, qui n'a d'autre signification que d'étendre sur le mode purement imaginaire, la théorie fractaliste de l'art au Monde entier et à son hypothétique créateur. L'idée du guillemetage généralisé relève d'une sorte de délire poétique fractaliste, lequel est déjà par lui-même créateur, car la puissance fantasmatique des mots est bien souvent – sans doute toujours – la première source d'inspiration ou le générateur imaginaire de toute forme de création symbolique, plastique, musicale ou littéraire. [↑ Photo ci-dessus : Carlos Ginzburg, Dieu fractal, composition numérique imprimée sur papier photographique, 40 × 50 cm, 1992.]
La fin de la première phrase du texte précise que les services de citation par le guillemetage, proposés à tous et pour toute réalité concrète ou idéelle (jusqu'au Monde et à Dieu même !), « sont d'une certaine manière la citation du "Merz" de Kurt Schwitters. » Un bref rappel d'histoire de l'art moderne à propos du peintre et poète allemand Kurt Schwitters (1887-1948), initiateur à Hanovre du style de pensée « Merz » (attitude artistique critique, parente du Dadaïsme), en 1918, nous éclairera sur l'incongruité ou, tout au moins, le décalage de cette référence artistique par rapport à l'authentique projet fractaliste qui anime l'œuvre de Carlos Ginzburg depuis les années 1980, car elle évoque nécessairement la notion de « ready-made » imaginée par Marcel Duchamp (1887-1968) vers 1913.
La dénomination « Merz » désigne à l'origine une série de collages en relief, créés en 1918-1919 par Kurt Schwitters, dans lesquels l'artiste combinait des matériaux divers (morceaux de bois, de papier, de métal, de tissus, etc.) et des objets très hétéroclites (technique mixte) : morceaux de papier imprimés, objets et fragments d'objets trouvés, détritus, etc. Le mot « Merz », qui figurait dans l'un des premiers collages de Schwitters, réalisé en 1918, provenait d'un fragment découpé d'annonce piblicitaire de la
« Kommerzbank » (banque du commerce). L'artiste a récupéré par manière d'ironie et de critique du système social capitaliste, la partie centrale du nom de cette banque allemande, pour désigner ensuite l'ensemble de son projet artistique – complètement anti-commercial et anti-capitaliste – de récupération, de détournement et d'hybridation des matériaux, des objets, des techniques, de l'architecture et plus extensivement des arts de toute nature combinés entre eux en une synthèse mouvante et hétéroclite : littérature, chant, musique, danse, etc. (idée d'art total).
Kurt Schwitters reprit donc à son compte, pour lui donner une finalité artistique plus large encore (vers un art total de tout l'environnement spatial, artistique, architectural, etc.), l'idée du « ready-made » (littéralement : un objet tout fait / tout prêt) qui fit la fortune de l'esthétique conceptuelle de Marcel Duchamp (1887-1968), à partir de 1913. Or, la référence de Carlos Ginzburg au « Merz » de Kurt Schwitters, dans le but d'en faire une citation privilégiée de son guillemetage généralisé, semble pour le moins antithétique de l'idée d'une véritable création fractaliste par mise en abyme(potentiellement ad infinitum) d'éléments morphologiques similaires, dans le respect de leurs différences locales (autosimilarité fractale).
Le point le plus problématique, c'est le fait que les « services de citation » soient envisagés, au début de son texte, comme la citation même du Merz, devenu en somme la « citation des citations », la partie qui égale le Tout, au sens où l'on pourrait parler de manière paradoxale, de « l'ensemble de tous les ensembles » en mathématique ensembliste ! En outre, l'idée de ready-made, composante essentielle aussi bien dans l'œuvre de Kurt Schwitters que dans celle de Marcel Duchamp, est située aux antipodes de la créativité fractaliste qui cherche plutôt à mettre en scène, par divers moyens techniques et conceptuels, la différence absolument originale au sein de l'homologie générale, que la récupération – fût-elle détournée, hybridée et dotée par ce moyen de valeur esthétique ajoutée – d'éléments préexistants, préconstitués, et pour ainsi dire (avec un brin d'ironie socratique) « prédigérés ».
Revenons donc plutôt aux termes essentiels (plus clairement définis) du projet artistique fractaliste énoncé par l'artiste. Il s'agit, selon Carlos Ginzburg, de réaliser et, plus vraisemblablement, d'imaginer des performances in situ de guillemetage, car après avoir mis théoriquement entre guillemets « les rues, les maisons, les immeubles, les parcs et les jardins, etc..., les chiens, les chats, les passants, etc...» (la liste est illimitée !), on conçoit dès lors difficilement comment il serait envisageable de passer encore au-delà : « Ayant terminé les contextes de la ville de Paris, on voyage et on guillemette toutes les autres villes du monde. » Ce texte volontariste empreint d'irréalisme artistique, est dans le fond une pure pétititon de principe conceptuelle, même s'il est susceptible de donner lieu, ici et là, à quelques performances ponctuelles de guillemetage étroitement localisées. [← Photo ci-contre : Carlos Ginzburg, Techno Parad.IS, Performance de guillemetage public, techno-parade 2011, Paris, Photo : Tschann, 2011.]
En revanche il démontre très bien l'attachement invariable de Carlos Ginzburg à la théorie scientifique des fractals. La géométrie fractale ancrée dans la théorie des fonctions polynomiales récursives, exposée par Benoît Mandelbrot, s'y affirme avec force, mais de manière purement métaphorique – et c'est d'ailleurs le droit absolu des artistes, que d'invoquer des modèles de pensée de toute nature –, de même que la théorie de la complexité informationnelle ou « théorie du chaos ». À cet égard, lisons l'avant-dernier paragraphe du texte de Carlos Ginzburg, qui montre sans aucune ambiguïté la persévérance fractaliste de son entreprise artistique, depuis les années 1980 :
« Finalement, la totalité de ce qui est, étant guillemeté, on procède à l’opération la plus importante de cette démarche : la mise en abîme. On répète à l’identique ou modifié, et on met entre guillemets tout ce qui a déjà été mis entre guillemets, qui devient un simple langage-objet pour un nouveau métalangage, et ainsi à l’infini. C’est un « ensachage » (Michel Serres), un « Pli » (Deleuze), une « explosion des signes et une implosion du sens » (Baudrillard), une « itération fractale » (Mandelbrot), à l’infini… »
Cette citation du texte de l'artiste est éloquente, puisqu'elle se revendique pour ainsi dire des « grands classiques » de la pensée fractaliste, et en particulier du mathématicien Benoît Mandelbrot, le « père » des fameuses images fractales numériques obtenues par des algorithmes récursifs (itérations ad infinitum), qui l'ont rendu justement célèbre dans le monde des artistes numériciens, tout autant que celui des amateurs d'images numériques.
Mais le tout dernier paragraphe de son texte signe le sens fondamentalement métaphysique de son entreprise de guillemetage, et, en définitive, de l'ensemble de son œuvre fractaliste depuis les années 1980 : « Dernière épreuve : Guillemeter le vide, le manque, la faille, l’être-temps, le néant, le silence, l’intervalle, l’interrogation, le noumène, l’inconnu, l’aura, le punctum, le sens, la différence ontologique. »
De la théorie scientifique (géométrique) des objets fractals et du chaos (les systèmes dynamiques), à la métaphysique du fractal, le lien ne semble a priori pas évident ; pourtant il résulte de l'alchimie de la pensée artistique singulière des artistes fractalistes, à travers leur diversité. Art, science et métaphysique sont reliés par un lien poétique conscient et explicite de la part des artistes, mais plus ou moins irrationnel, qui constitue la force symbolique des créations artistiques originales. L'exploration artistique des champs d'étude complémentaires que sont la mathématique fractale et les sciences de la complexité informationnelle, est l'un des exemples les plus révélateurs de cette « synthèse tripolaire » apparue dans les arts du dernier quart du vingtième siècle.
Si l'œuvre plastique de Carlos Ginzburg doit s'inscrire dans l'histoire de l'art occidental et mondial, ce n'est probablement pas à cause des « guillemetages » et autres performances du même type, qu'elle fera date – sinon de façon purement anecdotique –, mais bien dans le rapport qu'elle entretient étroitement avec la science des fractals et des systèmes dynamiques, développée par Benoît Mandelbrot et ses nombreux émules (scientifiques, philosophes, sociologues, artistes numériciens : musiciens, créateurs d'images et spectacles vidéo-numériques, sculpteurs de l'espace environnemental, etc.).
© Jean-Claude Chirollet