Carlos Ginzburg (4) / La Machine-Univers, Homo Fractalus
L'Ordre par le Bruit — Homo Fractalus
Les images numériques des œuvres de Carlos Ginzburg présentées ci-dessous et décrites en fin d'article, bien que de qualité suffisante pour le Web, gagneraient beaucoup en finesse de détail à être numérisées, affichées à l'écran ou imprimées en très haute résolution.
Les œuvres de Carlos Ginzburg des années 2001-2005, marquent une importante inflexion symbolique vers la théorie « computationnelle » de la « Machine Univers », autrement dit de la « machine universelle » qu’est l’ordinateur – thématique chère au philosophe Pierre Lévy –, en référence à l’idée du calcul logique généralisé de l’infinie complexité des phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux et culturels. Les séquences fondamentales du calcul universel sont des combinaisons illimitées de symboles élémentaires (minimalistes) 0/1, éléments « génétiques » de la modélisation informationnelle des systèmes dynamiques (évolution climatique, mouvements tourbillonnaires, métabolisme, transformations et brusques mutations biogénétiques, évolution des marchés boursiers, etc.). Dans la conclusion de son livre La Machine Univers, Pierre Lévy écrivait en 1987 : « L’univers du calcul est la figure contemporaine de la nécessité » (Paris, Éd. La Découverte, 1987, p. 223). Mais l’auteur souligne que cette figure structurale de la nécessité « calculique » est en réalité coextensive à toute l’histoire de l’Occident ; elle manifeste le mythe de la calculabilité exhaustive de toute chose, y compris des fonctions cognitives. Autrement dit, la « pensée » (terme dont le sens est indéterminé autant que surdéterminé) se voit réduite plus ou moins implicitement à un calcul complexe, sur le modèle du calcul informatique généralisé – celui d’une image fractale ou d’une équation différentielle par exemple…
La programmation informatique généralisée n’est que l’apothéose contemporaine de ce mythe de la « Machine universelle » qui travaille l’imaginaire occidental depuis ses origines, sous de multiples aspects culturels, y compris – et même au premier plan – dans l’art et dans les philosophies rationalistes. On en rencontre les symptômes évidents depuis certains penseurs de l’Antiquité grecque comme Pythagore, Platon, Aristote, etc., jusqu’à l’époque contemporaine. Carlos Ginzburg développe plastiquement cette thématique sous la dénomination qui combine le calcul et la métaphysique : « Computations ontologiques », séries de tableaux hybrides (technique mixte – collages, images numérisées, peinture acrylique, assemblages de signes hétérogènes) de grandes dimensions (environ 2 m × 1,5 m à 3 m × 6 m). Chacun d’eux comporte les symboles numériques élémentaires 0/1 collés sur des classeurs fermés de format 24 × 32 cm, qui sont apposés sur un lacis fractal hyperdense où la représentation de l’être humain « fractalisé » – le Sujet fractal (Homo Fractalus) de Ginzburg – se dissout dans l’insondable enchevêtrement des nervures picturales, expression de l’impérialisme du cyberespace.
Le paradigme biochimique du code génétique (ACGT – Adénine, Cytosine, Guanine, Thymine –, bases fondamentales de l’ADN) et celui du calcul universel, se retrouvent dans ses œuvres fractalistes sursaturées des années 2003-2005 dans lesquelles il développe le thème du vertige chaotique du Sujet fractal (Homo fractalus) immergé – quasi noyé – dans les mailles des réseaux d’information, absolument incompréhensibles à l’échelle de l’individu. Il existe une incommensurabilité effroyable entre l’individu « accidentel » et le milieu totalitaire des réseaux mondiaux, de toute nature, au sein desquels il évolue depuis sa naissance. L’être humain est, de ce fait, sursaturé d’information, à l’image des formes de l’univers dont le calcul génétique infiniment complexe dépasse les capacités de l’ordinateur le plus puissant.
L’excès d’information tous azimuts conduirait-il paradoxalement, comme par le jeu d’une sorte de feed-back autorégulateur, à l’absurdité de l’anti-organisation de l’information qui circule entre les systèmes socioculturels et politiques existant sur la planète ? Les tableaux fractalistes de Carlos Ginzburg constituent une forme de réponse à cette interrogation paradoxale, qui a pour fondement conceptuel celui de « l’ordre par le bruit », selon la formule employée par les théoriciens contemporains de la science de la complexité auto-organisationnelle des systèmes dynamiques – au premier rang d’entre eux, le cybernéticien Heinz von Fœrster, pionnier de la science de l’auto-organisation, qui est l’auteur de cette expression dès le début des années 1960. Cette thématique constitue d’ailleurs le motif d’expression essentiel de divers artistes fractalistes européens, américains ou asiatiques. Les hybrides iconiques peints ou/et digitalisés de Carlos Ginzburg, dérivés ou inspirés de la programmation informatique, sont à cet égard les symboles de l’hybridation virtuelle universelle du cyberespace dont l’Internet représente la manifestation emblématique.
→ Les tableaux ci-dessus (dans l'ordre) :
(1) Carlos Ginzburg, Computations ontologiques (série), 2002, collage, peinture acrylique, classeurs fermés de format A4 avec symboles 0/1 collés sur leur couverture, apposés sur chacun des deux panneaux au moyen d'un filin métallique ; l'ensemble : 2 m × 1,5 m.
(2) Carlos Ginzburg, ACGT (série), 2004, techniques mixtes : collage, images diverses,
fragments de photographies noir-et-blanc, lettres collées ACGT, 1,2 m × 1m.
(3) Carlos Ginzburg, Homo Fractalus, 1999, détail de trois panneaux muraux, techniques mixtes : collage, peinture acrylique, images numérisées, l'ensemble : env. 1,5 m × 5 m.
© Jean-Claude Chirollet
Texte en partie adapté de mon livre : Jean-Claude Chirollet, Art fractaliste – La complexité du regard, Paris, Éditions L'Harmattan, Coll. Champs visuels, 2005, p. 87-90.