Psychographies fractales d'Henri Michaux / Autoréférence subjective
1. Les « dessins mescaliniens » d'Henri Michaux / Psychographies fractales
Des logiques antithétiques mais conjointes sont à l’œuvre dans toute création artistique fractaliste, à l’image des dessins mescaliniens d’Henri Michaux (1899-1984), qui réalisent à leur façon des cartographies psychiques fractales, où la prolifération des points et des traces microcosmiques hyper-fragmentées se répand instantanément à profusion, en une infinité de nouveaux microcosmes psychographiques, à leur tour indéfiniment divisibles et surchargés de détails. Ces œuvres graphiques, produites sous l’effet hallucinatoire de l’absorption de mescaline, sont décrites en termes de désagrégation continue des lignes et des mouvements formels qui les animent. Les dessins mescaliniens constituent des champs énergétiques infernaux, des flux photoniques animés de mouvements vibratoires infinitésimaux complètement désordonnés, comparables à des quanta d’énergie micromoléculaire. Les frontières morphographiques s’y abolissent en permanence par désagrégation et réagrégation simultanées des microformes zigzaguantes, tels des mouvements browniens de microparticules, faisant le jeu aléatoire des modèles stochastiques étudiés par le mathématicien des probabilités. [→ Image ci-contre : dessin mescalinien, in Henri Michaux, L'infini turbulent, 1964, éd. Poésie / Gallimard, Paris, 2004.]
En outre, la notion d’échelle de grandeur n’est plus décelable de manière univoque, l’infiniment petit s’amplifie subitement tel un macrocosme en expansion illimitée, tandis que les zones qui apparaissent immenses s’amenuisent instantanément en une fragmentation de « poussières fractales » fourmillantes. Toutes les échelles se convertissent mutuellement et simultanément en un chaos indescriptible de complexité dynamique : « Phénoménal rassemblement aigu, exalté, de couleurs distinctes, se pressant l’une contre l’autre, point à point, sans jamais se confondre, sans ralentir leur zigzaguant mouvement sans fin, sans qu’on en pût deviner l’échelle de grandeur, soit microscopique, soit « métropolis », soit cosmique ou même située peut-être dans un autre monde... [...] Et toute mesure perdue, toute dimension, tout définitif annulé. » (Henri Michaux, Émergences – Résurgences, 1972, Paris, éd. Flammarion, 1987, p. 75 et p. 92).
La vision de ces peintures et dessins mescaliniens, ainsi que les descriptions psychédéliques qu’en a donné l’artiste, évoquent très directement des attracteurs étranges, des systèmes physico-chimiques en dislocation perpétuelle, cherchant en vain une stabilité structurale, des tourbillons et des vortex fluctuant à l’infini entre des ilôts d’ordre provisoire, et un inextricable chaos qui dissout les frontières toujours floues et fuyantes, et fragmente à l’infini les formes vibratoires qui s’éparpillent sans fin. Toutes les composantes phénoménales de la dimensionnalité fractale et du chaos aléatoire semblent réunies dans ces descriptions psychédéliques de dessins hyper-fragmentés, brisés et infiniment irréguliers en leurs moindres détails morphographiques.
Évoquant également des expériences intérieures de concentration mentale sur d'infimes micro-détails purement imaginaires, sous les effets hallucinogènes de la mescaline, Henri Michaux décrit en termes connotant bien la fractalité cette exploration microcosmique visionnaire, résultant de la visée intérieure d’une petite « surface » moindre qu’un millimètre carré : « Le carré alors s’approfondissait, s’approfondissait, des mondes y apparaissaient, de nouveaux mondes en ceux-ci apparaissaient qui en d’autres mondes plus grands encore et plus reculés s’approfondissaient. – Surtout ne pas vouloir voir grand. Le grand est l’ennemi mortel de l’infini. Plus petite est la surface que vous regarderez, plus aisément l’infinie fragmentation s’y mettra. L’espace se brisera, en points, en points de plus en plus nombreux, leur division augmentera fantastiquement, la divisibilité ne trouvera plus de limites : vous y êtes. » (L’infini turbulent, 1964, Paris, éd. Gallimard, 1994, p. 43).
À travers les dessins mescaliniens et les visions mentales hallucinées d’Henri Michaux, ce sont des cartographies psychiques fractales qui se manifestent par projection, fournissant la clé et même le modèle d’interprétation psychique du sens de toute œuvre fractale, inspirée par les concepts de chaos aléatoire ou semi-déterministe et d’autosimilarité stochastique. L’énergie psychique de l’artiste agit « à la manière » d’un algorithme autorécursif dont le programme générateur contient du hasard dans sa mise en œuvre itérative, et par conséquent le dessin mescalinien ou la vision psychédélique sont analogues à des formes fractales imprévisibles résultant d’algorithmes autoréférentiels ou inspirées de tels algorithmes.
Les conditions initiales de l’émergence psychographique – conditions initiales si importantes pour l’évolution à long terme des systèmes dynamiques (physiques ou mathématiques) – sont bien entendu inconnues explicitement de l’artiste, contrairement à celles que programme consciemment un informaticien. Cependant, leur équivalent biopsychique est concrétisé par la symbiose réactive inconsciente de la composition chimique de la drogue, absorbée en une certaine quantité, et de l’état physiologique de celui qui l’absorbe, en un moment donné de sa vie. Mais le Sujet n’est bien entendu pas en mesure de quantifier spontanément les paramètres chimiques et psychophysiologiques de cette symbiose hallucinatoire. Une telle comparaison fonctionnelle du système biopsychique et des systèmes dynamiques étudiés par la physique du chaos, revient à modéliser les psychographies fractales, celles d’Henri Michaux tout comme celles des artistes fractalistes contemporains, au moyen de l’idée d’un système dynamique psychobiologique envisagé comme un système complexe autoréférentiel, déterminant aléatoirement (et inconsciemment) ses « trajectoires de phases » subjectives.
2. Art fractal et autoréférence subjective
Les dessins mescaliniens incarnent de véritables « modèles complexes » de la représentation mentale chaotique, au sens où l’entend – par analogie bien entendu – la théorie de la complexité fractale des phénomènes chaotiques. Bien qu’en dehors, historiquement, de la problématique fractaliste proprement dite, ils en manifestent pour ainsi dire les « symptômes », ouvrant la voie en direction d’une esthétique fractaliste généralisée, prenant son sens dans l’autoréférence subjective au potentiel de la mémoire biologique et psychologique de l’être humain, qu’il soit créateur ou spectateur des oeuvres.
Car la spécificité philosophique de toutes les variétés d’art fractaliste semble pouvoir se définir, avant tout, comme une forme originale de « retour au Sujet singulier », considéré sous l’angle de ses potentialités d’autocomplexification, au carrefour d’interactions naturelles et culturelles hybrides, agissant par surdétermination. En ce sens, l’approche la plus adéquate d’une œuvre fractaliste reposant sur l’idée de complexité indéterministe, ne consiste pas à y détecter des illustrations poétiques de comportements chaotiques objectifs, mais plutôt à la considérer en tant que matrice de projection imaginaire des formes de la mémoire individuelle et collective de l’être-au-monde du Sujet cognitif.
En effet, par son expérience subjective de l’autoréférence, le Sujet est concevable à la manière d’un système dynamique s’auto-complexifiant par le recyclage des expériences vécues dans le passé, qui interagissent entre elles sans s’annihiler mutuellement, mais au contraire en créant des configurations psychiques novatrices et imprévisibles, permettant de générer des situations nouvelles. Or, comme tout système dynamique dont les trajectoires de phases conservent, tout en la transformant indéfiniment, la mémoire des « conditions initiales » du système, le Sujet conserve la mémoire de ses « conditions initiales » biologiques et socioculturelles. La complexité fractale qui régit le dynamisme subjectif est celle de la restructuration dialogique, à différents niveaux imbriqués de la conscience humaine, de la mémoire accumulée des expériences passées qui se profile de manière imprécise et confuse, mais indéracinable, derrière chacun de nos actes et chacune de nos pensées, à la manière d’un palimpseste actif ou, plutôt, interactif.
À ce titre, la signification philosophique et esthétique d’une œuvre fractaliste réside dans la position autoréférentielle singulière du Sujet créateur ou récepteur, pour qui elle détient le sens d’une matrice de projection imaginaire. C’est pourquoi le caractère fractaliste d’une œuvre d’art ne ressortit pas à une quelconque propriété objective, reconnaissable à une sorte de conformité théorique à des modèles scientifiques, ni à sa seule puissance d’évocation métaphorique de la complexité des phénomènes chaotiques. Expression symbolique de la capacité d’auto-organisation du Sujet, une œuvre fractaliste peut être appréhendée comme une sorte de riche palimpseste, infiniment saturé, qui appelle son décryptage indéfiniment recommencé, forcément partiel car toujours singulier, à travers le langage subjectif de l’observateur. La chaotisation des formes appelle une suite d’interprétations incomplètes, fragmentaires, incertaines, éventuellement contradictoires ou incohérentes – dialogiques –, par lesquelles le Sujet récepteur se met lui-même en jeu.
© Jean-Claude Chirollet