Arts / Numérisation / Fractals

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Dimension fractale / Science et Art de l'analogie universelle

 

 

 

 

1. Le concept géométrique de Dimension fractale

 

Rappelons en préambule, très brièvement, qu'à la différence de la géométrie euclidienne standard, à laquelle se conformèrent ou tout au moins se référèrent les artistes du Quattrocento, dans l’expression de leur conception ordonnatrice du monde visible, pour la géométrie fractale les formes naturelles ou les ensembles géométriques peuvent avoir des dimensions non entières, fractionnaires telles 2/81 ou 13/9, ou même irrationnelles telles π/3 ou √5, etc. Il s’agit même là du cas le plus général, les dimensions géométriques entières, dénommées « dimensions topologiques », n’étant que des exceptions théoriques. Ainsi en géométrie euclidienne, une figure géométrique est soit de dimension 0 (le point, figure indivisible « sans partie » et donc dénuée de grandeur selon Euclide, Eléments, Livre I, définition 1), soit de dimension 1 (la ligne, « longueur sans largeur » dont les extrémités sont des points, Eléments, Livre I, définitions 2 et 3), soit de dimension 2 (le plan ou surface), soit enfin de dimension 3 (les volumes ou solides). Il s’agit là des dimensions topologiques standards caractéristiques des variétés géométriques euclidiennes. De manière Fractale dynamique_(mappage hdr)générale, Benoît Mandelbrot démontre que la mesure de la dimension fractale d’une structure géométrique est strictement supérieure à la mesure de sa dimension topologique, ou éventuellement égale à celle-ci, pour les ensembles standards.

 

La dimension fractale D d’un objet mathématique ou d’un objet naturel modélisé par la géométrie fractale dans le plan complexe, est un nombre qui quantifie le degré d’irrégularité et de fragmentation de ces objets et se réduit éventuellement aux dimensions topologiques euclidiennes s’il s’agit des objets usuels (standards) de la géométrie. En ce sens, elle traduit une conception générale de la complexité morphologique du monde dans son ensemble, en fonction de tout ordre de grandeur appréhensible. Les structures dimensionnelles de la géométrie fractale représentent donc des modèles conceptuels de la complexité des formes de la nature. La géométrie fractale de Mandelbrot a formalisé ces notions pour en faire une théorie autonome de l’universelle irrégularité naturelle à laquelle se réfèrent les artistes fractalistes, de manière métaphorique ou résolument constructive. Car cette théorie constitue pour eux une sorte d’équivalent antithétique de l’édifice de la géométrie euclidienne, utilisée par les artistes classiques à travers leur représentation bien ordonnée, hiérarchisée et régulière du monde.

 

Benoît Mandelbrot n’est certes pas l’inventeur des concepts fondamentaux de cette théorie géométrique, mais celui qui en a démontré les implications dans le champ de la géométrie descriptive non-standard de la nature, et l'a formalisée en un langage mathématique adéquat, à la suite des travaux précurseurs en ce domaine des mathématiciens Hausdorff, Minkovski, Besicovitch et Bouligand au début du 20è siècle. Mais nous devons aussi évoquer, en particulier, le nom du mathématicien allemand Georg Cantor qui, dans le dernier tiers du 19è siècle, avait démontré l’existence d’ensembles géométriques infiniment denses, possédant une dimension fractale intermédiaire entre 0 et 1. Ensembles bâtards intermédiaires entre la ligne (D = 1) et le point (D = 0) euclidiens, la littérature fractaliste évoque la famille de ces ensembles fractals sous le nom de « poussières de Cantor », notamment le fameux ensemble triadique de Cantor dont la mesure dimensionnelle irrationnelle vaut D = log 2 / log 3 = 0,63092... (≈ 0,63). 

 

Apophysis-120420-303_2Autre champ d'étude mathématique fondamental : entre 1900 et 1935, les travaux des mathématiciens français Gaston Julia (1893-1978) et Pierre Fatou (1878-1929) relatifs aux algorithmes de calcul récursif appliqués aux fonctions algébriques du second degré (fonctions quadratiques), ont permis de relier étroitement la théorie de la dimension fractale à la science des systèmes dynamiques et du chaos fractal. Julia et Fatou ont démontré, en particulier, qu’il est possible d’engendrer par récursion algorithmique des trajectoires géométriques dans le plan complexe qui traduisent une imbrication subtile et en majeure partie imprévisible, d’ordre et de désordre. Or, de tels systèmes dynamiques fondés sur des fonctions quadratiques ou de degré supérieur (de degré 3, 4, ...), conduisent à décrire des valeurs dimensionnelles non entières localisées irrégulièrement dans le plan complexe, en fonction de diverses échelles d'exploration numérique des zones du plan complexe (la finesse ou le « pas » de résolution numérique).

 

Les recherches en théorie des fonctions conduites par Julia et Fatou, sur l’itération indéfinie des polynômes algébriques dans le plan complexe, ont fourni une solide base théorique aux spéculations mathématiques qui alimentent la technoscience et l’art infographique des images fractales. D’ailleurs, les innombrables « ensembles de Julia » popularisés par les nombreuses publications infographiques, les revues scientifiques et les sites consacrés aux images fractales, sont compris par les géomètres fractalistes comme les « cousins mathématiques » de l'ensemble fractal de Mandelbrot, leurs propriétés géométriques respectives (caractérisées par leur dimension fractale) étant interdépendantes et indissociables.

 

Le concept de dimension fractale dépend de l’échelle d’observation adoptée pour étudier le phénomène (géométrique ou physique), et donc du « point de vue » particulier choisi pour l'exploration digitale (zoom numérique) d'une zone spécifique du plan complexe, en fonction d'un niveau (un pas) de résolution-définition numérique. En géométrie fractale, le principe de variation de l’échelle descriptive des objets entraîne donc une extension de la notion de dimension euclidienne entière. Les figures fractales autosimilaires, purement géométriques ou bien infographiques, sont dépendantes, dans leur structure et leur définition, de l’échelle de grandeur à laquelle elles sont indéfiniment recalculées.

  

Un « zoom numérique »à ne pas confondre avec un zoom homothétique, celui appliqué à une image photographique agrandie par exemple – recalculé sur une petite zone d’image fractale autosimilaire (ensembles de Mandelbrot ou de Julia par exemple), peut produire des entrelacs de formes complexes, connexes ou non-connexes, dont la mesure dimensionnelle locale est plus ou moins différente, éventuellement à un iota près, de celle de « l’ensemble » antérieur dont cette partie zoomée est « extraite » par un nouveau calcul itératif en boucle récursive. Cependant, la dimension caractéristique Plasma fractal_1qui relie toutes les parties du nouvel ensemble fractal est toujours définie mathématiquement comme une constante, calculée (mesurée) à partir de l’observation de l’objet selon un niveau d’échelle déterminé (rapport : résolution-définition).

 

Au sens strict, la dimension fractale des objets mathématiques autosimilaires est donc fonction de cette échelle d’observation déterminée ; elle possède les propriétés objectives d’une valeur constante pour cette échelle précise uniquement. Inversement, pour les objets fractals déterministes (scalants), donc réguliers et homothétiques, auto-identiques par agrandissement en vertu d'un simple facteur d'échelle, comme par exemple le « flocon de neige » fractal de Von Koch ou la « poussière de points » de Cantor (l'ensemble triadique), à toute échelle d’examen la mesure dimensionnelle de ces configurations fractales demeure rigoureusement constante et invariable (propriété d'autosimilitude, à ne pas confondre avec l'autosimilarité statistique des fractales aléatoires ou semi-aléatoires).

 

[↑ Les fractales numériques ci-dessus : générées à partir d'algorithmes mathématiques différents, elles montrent chacune à leur façon combien la seule géométrie euclidienne est incapable de décrire les formes complexes au moyen des seules dimensions entières. Les fractales 1 et 2 présentent des images de phénomènes dynamiques, en évolution continue, intermédiaires entre le point et la ligne, entre la ligne et la surface, entre la surface et le volume, ainsi que l'enchevêtrement complexe, tortueux, de ces « êtres informatiques » transitoires. Leur aspect irrégulier, étrange et insondable, plus ou moins gazeux, aérien, liquide, granuleux, volcanique ou diaphane, révèle l'essence du fractal mathématique comme diamorphose, passage, dissolution et réémergence permanente. La fractale 3 suggère la réticulation morphologique, le rhizome, les formes plasmatiques plus ou moins discontinues (selon l'échelle d'observation), et comme les précédentes, le flou des pseudo-frontières entre point, ligne et surface, le labyrinthe baroquisant des formes enveloppées autosimilaires, « impliquées » (Gilles Deleuze), indéfinissables en termes de pure géométrie des dimensions entières.]

 

2. Autosimilarité : l'Art-Science de l'analogie universelle (leibnizienne)

 

La notion de variation scalaire (il existe en puissance une infinité d’échelles mésoscopiques) est l’un des moteurs d’intérêt les plus puissants de l’art fractaliste sous toutes ses formes. Elle répond à une philosophie de la déstabilisation des apparences et de la relativité générale du « point de vue » sur l’homme, la nature et la culture. C’est en quelque sorte une forme de résurgence du thème de l’illusion intellectuelle par rapport à un monde dont les formes sont trop complexes, trop enchevêtrées, pour être intégralement et unitairement décodées par la connaissance humaine. De plus, la variation systématique, récursive, des échelles de grandeur, induit une philosophie scientifique fragmentiste qui sert de référence théorique à l’esthétique de la  fragmentation indéfinie des objets de l’art fractaliste à travers toutes ses variantes, dont notamment l'art-science des images fractales purement numériques.

 

Une image fractale est, par définition algorithmique, un ensemble théoriquement infini de détails gigognes et hiérarchiquement entrelacés ad infinitum, qui contient virtuellement un ensemble infini d’autres détails, lesquels à leur tour ne représentent qu’une « coupe » provisoire, une transition vers d’autres agrandissements révélateurs de détails imprévus. Les images fractales digitales sont virtuellement en restructuration morphographique continue, propriété dynamique appelée « diamorphose » : une même zone iconique du plan complexe peut être réexplorée en cascade d’innombrables fois (voire une infinité de fois en certains points, eux-mêmes innombrables), par des zooms informatiques successifs agissant comme des loupes puissantes ou des microscopes électroniques. [→ Cf. Good an Devil, zooms en cascade sur des zones d'un attracteur étrange.

 

Le calcul itératif par renormalisation de toute microzone fait apparaître de fort curieuses « cartographies » fractales, comportant une infinité de nouvelles microstructures remplies de détails insoupçonnés, dont les dimensions fractales sont variables en fonction des zones géométriques du plan complexe. La renormalisation consiste à agrandir sélectivement une parcelle iconique – abstraite d'une zone cartographiée à une échelle inférieure –, selon un format identique à celui de l'image d'où elle est extraite. Le processus de renormalisation multiscopique peut ainsi s'exercer indéfiniment en cascade, car les lois de la morphogenèse fractale engendrent une myriade de détails de plus en plus finement dessinés, révélant chaque fois de nouvelles microstructures autosimilairesdotées d'autres variations dimensionnelles locales, liées à la complexité des formes qui émergent continûment à toute échelle d'exploration.

  

Des zooms informatiques successifs de très forte puissance permettent ainsi de découvrir d'innombrables « poussières de Cantor » (des nuages hypercompacts de micropoints), dont la dimension fractale « flotte » irrégulièrement entre 0 et 1 – en fonction de la densité locale des micropoints –, des lignes courbes et tortueuses très irrégulières mais quasi continues, de dimension voisine de 1, et surtout une faune cartographique inextricable de figures enchevêtrant connexité et discontinuité, dont les valeurs dimensionnelles sont comprises entre 1 et 2. Aucune frontière précise n'est décelable entre deux zones iconiques, tout au plus peut-on parler de « frontières floues », évanescentes, qui s'amuïssent en un remodelage continu au cours du calcul itératif. Elles sont typiques des phénomènes d'intermittence fractale dont les ensembles de Cantor, triadiques, n-adiques ou randomisés (c’est-à-dire aléatoires), offrent des modèles assez simples. Ces pseudo-frontières assurent la transition entre des parcelles contiguës de dimensions fractales D hétérogènes (0 < D < 2), intégrant une prise en compte statistique de l'aléatoire qui participe à l’engendrement des images en abyme.

 

Les artistes fractalistes sont des penseurs de l’analogie universelle qui cimente et rassemble la diversité et l'hétérogénéité des formes multiples. À ce titre ils ravivent la conception leibnizienne (Leibniz, La Monadologie, 1714) de l’entre-expression universelle des substances et des êtres, clé de l’analogie ou harmonie universelle du « même » et de « l’autre » : chaque individu est analogue à tout autre sous un point de vue universaliste, car dans l’exercice de son individualité il est « le même » que l’autre en l’exprimant à sa manière. Il « sympathise » ainsi avec l’univers entier. Mais sous l’angle de la relativité généralisée des points de vue et de l’irréductibilité des substances individuelles, l’analogie universelle est elle-même constituée de la multiplicité infinie des singularités, et ces dernières demeurent à jamais « l’autre absolu » de l’universalité, dont elles assument pourtant l’expression, chacune à leur manière.

 

Cette philosophie leibnizienne de l’entre-expression universelle du « même » et de « l’autre » voit pour ainsi dire sa transposition artistique et scientifique dans la thématique fractaliste de l’universelle autosimilarité et de l’irréductible microdifférence locale des structures fractales, à toute échelle de renormalisation stochastique. Dans sa particularité locale irréductible, chaque détail « exprime » morphologiquement sa participation à la loi de l’autosimilarité statistique, mais simultanément il se démarque définitivement de cette loi en conservant l’autonomie morphologique propre à sa localisation géométrique, ainsi qu’à l’échelle de renormalisation à laquelle il a été recalculé.

 

L’analogie mais également, et simultanément, la différence morphologique absolue de « l’Un » et de la multiplicité formelle, qu’exprime la loi de l’autosimilarité fractale statistique, peut évoquer à certains égards l’hybridation technologique de l’identifiant informatique, tel un code-à-barres, et d’un objet manufacturé singulier : le code-à-barres est standardisé dans sa présentation et son système d’encodage international de l’information, mais le produit ainsi codé en langage binaire (et bien qu’appartenant à la famille du même produit) demeure absolument unique et physiquement identifiable dans sa singularité. Ses propriétés multiples (forme, couleur, texture, qualités physiques et chimiques, et même ses fonctions utilitaires ou sociales) ne se réduisent pas à l’information standardisée de l’identifiant qu’il porte sur son emballage, et deux produits de la même famille, apparemment identiques, possèdent toujours entre eux des différences qualitatives multiples.

 

Les artistes de la fractalité, depuis les années 1980, tentent chacun à leur manière de mettre en œuvre, par leurs pratiques respectives, mais aussi par la réflexion qui les oriente, cette philosophie très ancienne de la relation analogique de l’un et du multiple, de l’universelle substantialité et de la non moins universelle différence. Leurs registres de création respectifs font allusion à la fois au fourmillement microscopique d’éléments irréguliers et inclassables à cause de leur particularité différenciatrice, et à l’universalité apparente de la loi macroscopique d’autosimilarité. Mais en dehors des concepteurs d’images fractales électroniques en 2D ou 3D, calculées constructivement à partir d’algorithmes récursifs, la plupart des œuvres fractalistes ressortissent à l’expression essentiellement métaphorique de la loi d’autosimilarité, fondée sur le concept de dimension fractale déterministe ou stochastique. C’est dire qu’elles prennent fort peu en compte, dans ce cas-là, une interprétation opératoire, constructive, de la fractalité géométrique, même si le concept d’autosimilarité se situe très souvent, explicitement ou indirectement, à la base même des réflexions esthétiques qui animent les artistes fractalistes et fondent leur activité créatrice.

 

En définitive, la comparaison théorique entre la construction récursive ad infinitum d'un objet fractal – objet idéal, défini d'après des concepts mathématiques –, selon une infinité potentielle d'ordes de grandeur, et la création d'une séquence musicale ou, sans aucun doute plus difficilement encore, d'une œuvre plastique ou d'un texte littéraire, d'après des règles de construction fractale, ne peut être soutenue jusqu'au bout rigoureusement parlant, c'est-à-dire de manière absolue. Car si un objet fractal, objet mathématique par définition, peut se répliquer en théorie indéfiniment, soit à l'identique (autosimilitude homothétique des fractals scalants), soit différentiellement (autosimilarité des hyperfractals aléatoires ou semi-aléatoires), en revanche un texte, une séquence musicale ou une œuvre peinte ou sculptée, mais aussi – quoiqu'à un degré moindre – une configuration fractale numérique en 2D ou en 3D, sont physiquement contraints d'arrêter leur processus de construction algorithmique après l'exploitation d'un nombre fini d'étapes, qui correspond à un nombre fini d'échelles de grandeur dans l'espace et le temps.

 

 

 

© Jean-Claude Chirollet



15/04/2012