Arts / Numérisation / Fractals

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Carlos Ginzburg (6) / Plis à l'infini, Labyrinthe, Sujet fractal

 

 

 

 

L'homme labyrinthique / Le Sujet fractal

 

 

 

Les images numériques des œuvres de Carlos Ginzburg présentées ci-dessous et décrites en fin d'article, bien que de qualité suffisante pour le Web, gagneraient beaucoup en finesse de détail à être numérisées, affichées à l'écran ou imprimées en très haute résolution.

 

 

 

 

La figure du pli, comme l’a si bien expliqué le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995), constitue la figure paradigmatique essentielle de l’esthétique baroque. Le pli, en tant que paradigme morphodynamique de l’esprit baroque (le vocable « paradigme » est à prendre, ici, au sens d’une conception ou représentation modélisante du Baroque), se tord sur lui-même, se replie indéfiniment, s’enroule sur lui-même en volutes de plus en plus minces, enveloppées l’une dans l’autre : « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. […] il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. » (Gilles Deleuze, Le Pli – Leibniz et le Baroque, Les Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 5). Or, il est révélateur que l’une des figures par excellence du pli, soit celle du labyrinthe.

 

Carlos Ginzburg_série La Subjectivité fractale_2005_1 x 0,75 mQu’est-ce qu’un labyrinthe, sinon une suite serrée de courbures enroulées, repliées, lovées sur elles-mêmes, potentiellement jusqu’à l’infini. Mais ces courbes forment un circuit complexe, nouent entre elles d'innombrables entrecroisements, des interconnexions, des rhizomes. La figure du labyrinthe est, à ce titre, une authentique figure du fractal, qui combine de manière énigmatique, incertaine, comme par intermittence – à la manière de l'intermittence qui caractérise les « poussières de points » de Cantor (ensembles triadiques) –, la continuité apparente des courbes et la discontinuité des directions tous azimuts dans l’espace, les plis labyrinthiques pouvant s’entrelacer à l'infini, s’entrecroiser, se dédoubler, se ramifier de façon apparemment chaotique, imprévisible. Le labyrinthe renvoie, comme une fractale en construction électronique sans fin ou un tableau de Carlos Ginzburg observé alternativement à plusieurs distances, à l’idée-force de la métamorphose infinie.

 

Les systèmes planétaires d'information forment des rhizomes techno-idéologiques, en diamorphose permanente, dont l'Internet incarne la personnification totalitaire : celle de la figure fractale du labyrinthe, avec ses plis entrelacés « à l’infini ». L’hyper-réseau multimédia fonctionne comme une gigantesque toile d’araignée, dont les ramifications pléthoriques s’entrecroisent ad libitum, s’interconnectent en un chaos incommensurable, pourtant ultra-organisé et hiérarchisé. Les liens hypermédias qui constellent le Web, forment un circuit interactif indéfiniment extensible de nœuds de communication, lesquels enveloppent, en cascade, une indéfinité d’autres nœuds, formant d’innombrables « plis électroniques » emboîtés, s’impliquant mutuellement en des trajectoires chaotiques imprévisibles, comme des sortes d’attracteurs étranges. [« Impliquer » : du verbe latin « implicare » : envelopper, et « plicare » : plier.]

 

Carlos Ginzburg_série Barbelés d'enfermement_2006-2007_1,2 x 1 m_(1)La transmission numérique en très haut débit de l’information hypermédia, engendre une marée de contenus informationnels en auto-réorganisation continuelle, qui s’accroissent selon un rythme exponentiel dans les plis labyrinthiques du Web. Telle est l’image chaotique de l’hyper-réseau dont l’œuvre plastique de Carlos Ginzburg présente une vision fractaliste. Les thèmes apparentés du labyrinthe et de l’hyper-réseau chaotique et proliférant, sont quasi omniprésents et récurrents dans l’œuvre de Carlos Ginzburg. Ses tableaux-collages ou ses tirages photographiques Cibachrome des années 1980-1990, étaient conçus comme des réseaux chaotiques de données visuelles fragmentaires, de détails hétéroclites proliférants. Ils exprimaient, par le moyen de l’hyperdensité iconique, fourmillante de détails photographiques et picturaux, l’omniprésence des macro-réseaux de communication qui recouvrent la planète en une gigantesque arborescence, contribuant à créer cet « homme symbiotique » en construction permanente, évoqué par Joël de Rosnay, théoricien prospectiviste des systèmes sociaux d’information et de communication, au milieu des années 1990 (Joël de Rosnay, L’homme symbiotique – Regards sur le troisième millénaire, éd. du Seuil, Paris, 1995).

 

L’homme « symbiotique » du futur devrait vivre en symbiose, en coalescence intellectuelle avec l’univers informationnel tourbillonnant des réseaux tentaculaires de communication du troisième millénaire. Cependant, une question obsédante revient en force dans l’œuvre de Carlos Ginzburg : cet homme « symbiotique » risque fort d’être emporté, aliéné malgré lui, dans le vertigineux maelström des hyper-réseaux informationnels, délesté de sa liberté de réflexion, dépossédé de la maîtrise de sa conscience. Cette interrogation s’inscrit, pour ainsi dire en filigrane, dans les « plis » iconiques des œuvres plastiques et photographiques (Cibachromes) de Carlos Ginzburg. Elle s’affirme de manière plus insistante encore dans la série des Systèmes fermés ou celle des Barbelés d’enfermement (2006-2007), où Carlos Ginzburg assimile les réseaux d’information et communication à des barbelés d’enfermement mental, idéologique et politique.

 

Carlos Ginzburg_série Barbelés d'enfermement_2006-2007_1,2 x 1 m_(2)La mondialisation des réseaux informationnels engendre d’innombrables réticulations dans l’espace de communication, et pourrait faire croire en une société quasi conviviale, ouverte au dialogue, à la reconnaissance d’autrui comme d’un alter ego. Mais plus ces réseaux relient les individus entre eux, et plus ils servent ou défendent de multiples « cercles d’enfermement » sociaux, des systèmes d’exclusion, de compartimentage, de ségrégation économique et politique, dans toutes les parties du monde. Certains sites Internet institutionnels, des forums, des blogs, entérinent, voire font l’apologie de la séparation culturelle et sociale des êtres humains dispersés et divisés à travers le monde, sous l’effet de la violence politique et de l’égoïsme économique des États. Les barbelés et les grilles d’enfermement des exclus, des rivaux ou des vaincus, les murs de béton au service de l’apartheid et du rejet idéologique, ainsi que la multiplication accélérée des caméras de surveillance policière, existent autant dans les esprits que dans la réalité géopolitique quotidienne. L’ère des réseaux omniprésents de communication correspond en fait à l’ère des enfermements psychiques, militaires, policiers et géopolitiques de toute nature, sous-tendus par l’ubiquité de l’information multimédia.

 

Carlos Ginzburg symbolise, de manière générale, la transmutation des mentalités collectives, sous l’influence de l’extension tentaculaire et de l’omniprésence des réseaux d’information. Ces derniers déterminent en profondeur la complexification « neuronale » indéfinie de notre rapport au monde, ainsi que la conscience, fortement médiatisée (Internet, télévision, radio, presse, téléphonie, vidéoconférence, etc.), par laquelle l’être en tant que Sujet fractalisé à la fois singulier et collectif, appréhende – de façon néanmoins fluctuante et incertaine – le monde qui l’englobe. Le développement croissant d’une sorte « d’hyper-conscience » collective de plus en Carlos Ginzburg_Récursivité - La Subjectivité fractale_2005_1 x 0,75 mplus instable, « flottante » et angoissée, est entretenu par les systèmes de communication planétaires. Le travail de l’artiste met en œuvre le rapport : « local (détail) / global (totalité) », relatif aux hyper-réseaux d’information, dont l’Internet représente le triomphe informatique. Il traduit ainsi plastiquement l’auto-réorganisation multiscalaire et interactive – à tout niveau intermédiaire d’organisation : du Monde global jusqu’à l’individu singulier – des systèmes socioculturels, façonnés inconsciemment par l’univers totalitaire de la sphère hypermédiatique.

 

À l’instar du maillage « neuronal » serré, constitué par les réseaux d’information buissonnants, en expansion chaotique peu contrôlable (certains analystes des réseaux informationnels ont déjà avancé l'idée que l'Internet pourrait risquer l'implosion...), les tableaux de Carlos Ginzburg engendrent, observés à distance variable, une conscience aiguë de l’excès d’information multimédia qui trame les modes de vie contemporains, en perpétuelle mutation, propres aux sociétés qui détiennent les structures industrielles de la communication médiatique. Pourtant, à l’arrière-plan du mécanisme interactif, en restructuration permanente, de la diffusion planétaire de l’information, se profile le fantôme politique et économique des nombreux exclus de cet « ordre informationnel » mondial. Les pays les plus pauvres économiquement – principalement dans l’hémisphère sud –, forment toujours la majorité des exclus de la médiatisation et des réseaux multimédias. La saturation informationnelle coexiste impunément avec l’absence quasi générale de médias en réseaux en libre disposition, en de nombreuses régions du globe terrestre, et l'inégalité perdure malgré certaines avancées technologiques et éducatives en ce domaine.

 

Il s’ensuit que l’espace géopolitique de la mondialisation de l’information est un espace troué, inégal, non-homogène et dissymétrique, dont l’hyperdensité cohabite avec le vide quasi intégral, telle une fractale géométrique parsemée à l’infini de détails aux frontières floues, tantôt (quasi) connexes, quasi continues vues à une certaine échelle, tantôt hypermorcelées, grêlées, brisées dans leurs moindres parties, à cette même échelle d’examen. Cette flagrante « dissymétrie » de la répartition géopolitique de l’information est traduite par Carlos Ginzburg dans de nombreux tableaux, notamment dans la série La Subjectivité fractale (2004-2005). Elle est la rançon de la surcroissance des réseaux, obéissant sans aucun état d’âme aux lois du marché économique, et à celles des politiques technocratiques de communication de masse, conduites par les États et les lobbies économiques. Le Sujet fractal mondialisé y perd toute unité ; il s'émiette à l'image du « grand village mondial » réticulé et dissymétrique.

 

 

→ Les tableaux ci-dessus (dans l'ordre) :

(1) Carlos Ginzburg, série La Subjectivité fractale, 2005, technique mixte, collage, peinture acrylique, 1 m × 0,75 m.

(2) Carlos Ginzburg, série Barbelés d'enfermement (1), 2006-2007, collage, peinture acrylique, image numérisées, 1,2 m × 1 m.

(3) Carlos Ginzburg, série Barbelés d'enfermement (2), 2006-2007, collage, peinture acrylique, image numérisées, 1,2 m × 1 m.

(4) Carlos Ginzburg, Récursivité – La Subjectivité fractale, 2005, technique mixte, collage, photographie, image numérique, 1 m × 0,75 m.

 

 

 

 © Jean-Claude Chirollet

 

 

 

Texte en partie adapté de mon livre : Jean-Claude Chirollet, La question du détail et l'art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), Paris, Éd. L'Harmattan, 2011, p. 45-48.

 



26/03/2012