Arts / Numérisation / Fractals

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Musique et Littérature fractalistes

 

 

 

 

Nous évoquons ici assez sommairement l’existence des recherches en musique et littérature fractalistes. Ces deux champs d’expression artistique ne sont pas exploités avec la même envergure fractaliste que les arts plastiques et visuels, même si la musique a fait cependant l’objet d’études approfondies reposant sur des principes fractalistes à part entière, depuis le développement des musiques électroacoustiques dans les années 1950 déjà (la théorie mathématique des fractals n’en était alors qu’à ses premières recherches, sous l’impulsion de Benoît Mandelbrot). Quant au domaine d’application littéraire, il demeure plutôt parcellaire et devrait, sans doute, susciter des recherches autonomes bien plus élaborées.

 

1. Musique fractaliste

 

La musique fractale, reposant opératoirement sur le concept mathématique de la dimension fractale multiscalaire, comme les images fractales, est généralement classée dans la musique dite « expérimentale ». Elle met en œuvre essentiellement, mais pas exclusivement, le principe d’autosimilitude déterministe, associée à des fluctuations aléatoires affectant la combinaison et le rythme des séquences sonores. Rappelons que les fractals géométriques qui possèdent la propriété d’autosimilitude (les fractals « scalants » selon la terminologie de Benoît Mandelbrot), répètent leurs parties à l’identique à toute échelle de grandeur, en vertu d’une procédure de construction déterministe, à la différence des fractals dynamiques autosimilaires (hyperfractals), intégrant dans leur processus générateur une part substantielle de hasard et de la variété morphologique, même minime, à toute échelle d’observation.

 

Les micro-événements sonores, répétés à des échelles de temps variables, sous forme d’ensembles organisés ménageant aléatoirement des variations « scalantes » de hauteurs, de timbres, d’intensités et de durées des séquences sonores, ont fait l’objet de recherches systématiques de la part du physicien américain Richard F. Voss (né en 1948), du laboratoire de recherches I.B.M. de New York, depuis 1975. Ce physicien est à l’origine, en collaboration avec Benoît Mandelbrot (bien que des expériences d’électroacoustique brownienne en aient été tentées dès les années 1950), de la théorie physique du bruit fractal dit « en 1/fd », où l’exposant d désigne un nombre fractionnaire (compris généralement entre 0,5 et 1,5) caractéristique de cette musique des ruptures aléatoires à toute échelle de temps (dans la formule, la lettre « f » désigne une fréquence sonore durant une échelle de temps donnée de l’ordre de 1/f). Richard F. Voss a démontré que de très nombreuses mélodies occidentales depuis la musique médiévale, traduisent de façon approchée des fluctuations sonores de type fractal, et qu’il en va de même pour pratiquement toutes les musiques mondiales, anciennes ou modernes.

 

Ce physicien américain a démontré qu’il est par conséquent possible de créer des musiques fractales programmées, au moyen d’ordinateurs, selon un très subtil « art du bruit » dont les paramètres sont recalculés informatiquement à tout instant, engendrant des fluctuations aléatoires au cours d’intervalles temporels de durée variable. Une telle musique implique une corrélation statistique moyenne (fluctuante) des signaux sonores, faiblement corrélés à court et long terme, dans le but de créer de l’imprévisible à mi-chemin entre le bruit blanc – hyper-aléatoire et sans aucune corrélation probabiliste décelable –, d’une part, et d’autre part le pur bruit brownien, aléatoire mais conservant la mémoire immédiate, c’est-à-dire la mémoire à court terme seulement, des fluctuations sonores successives, fortement corrélées au plan statistique. Le fractal sonore et musical, tout comme le fractal infographique, est indissociable de considérations statistiques et probabilistes qui précisent et contextualisent le type d’échelle d’examen utilisé.

 

Le concept informationnel d’entropie des masses ou des « nuages » sonores (désignant le degré relatif de désordre affectant une structure musicale au cours du temps), celui de hasard macrostructural, et celui de complexité statistique des formes sonores – dont les musiciens Karlheinz Stockhausen, Pierre Henry, Pierre Barbaud, Pierre Schaeffer et Iannis Xenakis sont les principaux initiateurs –, ne réalisent encore à ce jour qu’une approche limitée, trop générale et sans objectif clairement défini, de la fractalité musicale qui se devrait de prendre en compte frontalement, sans ambiguïté, les théories physiques et mathématiques appliquées à l’analyse des « objets fractals » spatiaux et temporels.

 

Il ne suffit pas de penser la musique comme une composition harmonique macrostructurale, où le hasard s’introduit çà et là dans le cours des micro-événements sonores, en vertu de règles ponctuelles imposées de manière extrinsèque au déroulement musical. Il convient d’imaginer plutôt des schémas de transformation algorithmique autoréférentielle, en vertu desquels une indéfinité de niveaux scalaires entreraient continuellement en interaction mutuelle pour engendrer une « musique de l’imprévu », une musique dialogique en quelque sorte. Par l’autoréorganisation semi-aléatoire continue des paramètres sonores (hauteur, timbre, intensité, durée), à une multitude d’échelles temporelles – à défaut d’une infinité –, cette musique répondrait aux principes stochastiques régissant la complexité dynamique des systèmes auto-organisationnels qui fonctionnent en boucle récursive (à la manière des attracteurs étranges).

 

Quelques œuvres musicales fractales, généralement de courtes études expérimentales restées souvent inédites, ont été créées par des compositeurs électroacousticiens, au sein de laboratoires de musique expérimentale. Signalons, parmi les essais fractalistes primitifs, la suite de courtes études inédites, intitulée Fractals, composée par Bernard Fort en 1979-1981, le ballet « fractal » intitulé Teawaroa (12 minutes) de Hugh McDowell, au début des années 1990 aux États-Unis, ou encore, à la même époque, la musique « fractale » computationnelle de Chris Sansom et celle de Godric Wilkie(compositeur londonien), fondée sur des corrélations sonores plus ou moins aléatoires, donnant l’idée d’une musique abstraite de toute relation affective. Un moyen technique intéressant (et logique) de composer de la musique fractale (mais non le seul), consiste à transposer le calcul séquentiel en boucle récursive des points d'une image fractale semi-déterministe (autosimilarité), en une séquence de sons − éventuellement affectés de modifications aléatoires supplémentaires, agissant sur divers paramètres sonores (amplitude, fréquence, durée).

 

Tous ces essais en restent, cependant, à des métaphores de la fractalité qui ne s’interrogent pas en profondeur sur le rapport d’implication techno-artistique possible de la science mathématique de la fractalité avec l’esthétique des sons et de la chorégraphie. Seules les expériences musicales du physicien Richard F. Voss (et bien entendu de ses émules) en ce domaine, conduisent vers la perspective d’une authentique musique fractale, fondée sur une algorithmique des boucles récursives et l’idée d’attracteurs étranges. Mais ces expériences technoscientifiques sont-elles des « œuvres d’art » au sens plein du terme, animées par un projet esthétique autonome : une esthétique de la complexité originale, non simplement inféodée à une conception scientifique de la fractalité ?

 

Si la notion de dimension fractale temporelle en musique électroacoustique, n’est pas plus difficile à concrétiser, grâce à l’analyse spectrale informatisée des sonorités musicales (l'analyse harmonique), que ne l’est la notion de dimension fractale spatiale dans l’art des images, par contre une réelle créativité musicale qui imbriquerait, par le jeu de l’analyse et de la synthèse numériques, une multitude d’échelles temporelles tout en respectant des critères d’harmonie musicale relative (un certain sens du « beau musical »...), s’avère plus délicate à mettre en œuvre. Tout d’abord parce que la notion esthétique du beau musical n’est pas définie (ni définissable) universellement, mais surtout, d’autre part, parce que la création musicale fractaliste, fondée sur l’idée de complexité stochastique autoréférentielle, ne peut manquer de s’affronter à une certaine arbitrarité des séquences sonores dont le compositeur-programmeur ne serait plus vraiment maître, la « machine musicale » pouvant être entraînée aléatoirement par le jeu de sa propre fantaisie programmatique...

 

Le Web comprend de nombreux sites Internet de qualité diverse, consacrés à la musique fractaliste ou, plus largement, à des formes de musique électronique apparentées aux fractals. Aussi y renvoyons-nous le lecteur par l’intermédiaire des moteurs de recherche (par exemple, la requête « fractal music »). Vous pouvez lire, notamment, un aperçu en français, clair et (mais) très synthétique, sur les principes de la musique fractale, sur le lien : [→ Musique fractale], et visionner une vidéo sonore introductive, sur le rapport entre musique fractale et géométrie fractale, sur le lien : [→ Fractal Music]. À partir de ce lien, de nombreux autres enregistrements vidéo sonores de musique fractale sont consultables.

  

2. Littérature fractaliste

 

Quant à la littérature fractaliste, munie d’une esthétique spécifique appuyée sur une claire modélisation scientifique, elle demeure encore dans les limbes. L’écrivain, peintre et critique d'art cubain Severo Sarduy (1937-1993), dans l’épilogue de son ouvrage intitulé Barroco (2è éd. avec Épilogue : "Un baroque fractal", Paris, Gallimard, 1991), signale l’essai fractaliste en portugais, encore timide – en tout cas fort peu ancré dans la théorie du chaos – du poète brésilien Horacio Costa, le Livre des Fracta (São Paulo, Brésil, éd. Iluminuras, 1990). Quel visage caractéristique pourrait afficher une esthétique de la littérature fractaliste ? Severo Sarduy, dont les réflexions sur le fractal débutèrent dès 1980, avec Carlos Ginzburg en particulier, ne donna pas de réponse à cette question. Mais on peut formuler quelques pistes à ce propos.

 

Inspirée des objets autosimilaires incluant de l’aléatoire différenciateur, ou des objets scalants (auto-identiques, en vertu du principe d'homothétie interne), propres à la géométrie fractale, elle devrait au minimum respecter, métaphoriquement, le principe d’homothétie interne des figures fractales scalantes telles que le fameux « flocon de neige » de Von Koch, l’ensemble triadique de Cantor ou le triangle de Sierpinski, parmi les innombrables figures fractales scalantes possibles. À toute échelle spatio-temporelle, la structure de la « partie » littéraire répèterait celle du « tout ». Les phrases, les vers, les mots, les phonèmes, voire les lettres, devraient s’emboîter indéfiniment (en fait, un nombre toujours fini de fois) en respectant les mêmes répartitions spatiales : des poèmes inclus dans des poèmes, des phrases incluses à l’intérieur d’autres phrases, des groupes de phonèmes inclus dans d’autres groupes de phonèmes, etc., ad libitum.

 

Cependant, la comparaison théorique entre la construction récursive ad infinitum d'un objet fractal – objet idéal, défini d'après des concepts mathématiques –, selon une infinité potentielle d'ordes de grandeur, et la création d'une séquence musicale ou, sans aucun doute plus difficilement encore, d'une œuvre plastique ou d'un texte littéraire, d'après des règles de construction fractale, ne peut être soutenue rigoureusement parlant de manière absolue. Car si un objet fractal, objet mathématique par définition, peut se répliquer en théorie indéfiniment, soit à l'identique (autosimilitude homothétique des fractals scalants), soit différentiellement (autosimilarité des hyperfractals aléatoires ou semi-aléatoires), en revanche un texte, une séquence musicale ou une œuvre peinte ou sculptée, mais aussi – quoiqu'à un degré moindre – une configuration fractale numérique en 2D ou en 3D, sont physiquement contraints d'arrêter leur processus de construction algorithmique après l'exploitation d'un nombre fini d'étapes, qui correspond à un nombre fini d'échelles de grandeur dans l'espace et le temps.

 

Les figures fractales déterministes (scalantes par autosimilitude) ou semi-aléatoires (multifractals autosimilaires), se caractérisent visuellement par une sorte de trop-plein « à l'infini », une prolifération de détails pléthoriques de plus en plus petits, voire infiniment petits, et une inflation rhizomatique des formes qui sont, selon  la formule du philosophe Gilles Deleuze, des « plis dans des plis » indéfiniment emboîtés. Or les arts, aussi bien la musique que la littérature – mais aussi possiblement la peinture –, ne peuvent se passer du vide, de zones lacunaires, sous peine de n'être plus audibles, perceptibles ou compréhensibles. L'excès est bien souvent perçu comme l'ennemi du sens en art. C'est précisément ce que souligne Severo Sarduy dans l'épilogue de son essai Barroco :

 

« (...) de ces diverses tentatives [artistiques], on peut retenir qu'elles manifestent une horror vacui dont le module est une figure paradoxale, étrangère à la géométrie rationnelle : en quoi elles rejoignent deux des principes du baroque. Leur limite dans cette direction, c'est que si elles se compliquaient à l'extrême, elles ne donneraient plus rien à reconnaître, et que si elles proliféraient à l'infini, vers l'infiniment petit, elles ne donneraient plus rien à lire, à voir ou à entendre : d'un carré dont tous les points seraient le passage de polygones intérieurs semblables emboîtés, il ne resterait pour finir  qu'une forme noire sans accident. Et d'un volume, on ne voit pas ce que pourrait signifier le remplissement par une surface repliée, qui annulerait de fait tout espace intérieur. Il faut bien s'arrêter avant le black-out. Pas de plein à voir, à entendre, à concevoir sans son vide.

 

Ou encore : le fractal n'est après tout pas autre chose qu'une réalisation de ce que Deleuze désigne comme le pli et l'on pourrait écrire : un pli de plis. Mais ici comme partout, ce qui peut être pour la science une constitution infiniment répétée, ne peut pour la perception qu'être un effet global : l'art ne peut être sans fin. » Severo Sarduy, Barroco, 2è éd. avec Épilogue : "Un baroque fractal", Paris, Gallimard, 1991, p. 211-212.

 

En outre, en littérature fractaliste jouant sur l'accentuation du facteur « hasard » – simulant une sorte de « littérature brownienne », en somme –, il faudrait aussi introduire un degré suffisant d’aléatoire dans la disposition des termes, en respectant, comme en musique fractaliste, une corrélation statistique moyenne, à court et à long terme, tout au long du texte en genèse permanente. Le problème reviendrait à imaginer des méthodes systématiques pour engendrer de la nouveauté syntactique, sémantique ou phonétique, à travers l’exercice d’une combinatoire régulière mais cependant continuellement différenciée à court et à long terme. Pour accentuer l’aspect aléatoire et irrégulier de la fractalisation littéraire, ces textes comporteraient des lacunes d’étendue variable entre les mots (et éventuellement entre les lettres), simulant des configurations galactiques. Les vides font partie de la poésie au même titre que les mots, et leur irrégularité statistique serait donc partie intégrante du texte fractaliste, entraînant des reconfigurations nouvelles et imprévisibles de mots et de syntagmes propositionnels. Mais il faudrait d’abord concevoir les algorithmes stochastiques capables de produire cette combinatoire complexe aux éléments fort nombreux !

 

En résumé, l’édification extensive d’une littérature fractaliste technoscientifique (et non pas seulement métaphorique ou vaguement néo-surréaliste), exigerait la création de puissants algorithmes fractals, capables non seulement d’emboîter par autosimilarité stochastique ou déterministe les unités lexicales et syntagmatiques d’une langue donnée, mais encore aptes à combiner ces unités selon des règles autorécursives productrices de complexité formelle et sémantique indéfiniment croissante. Il est probable que si une théorie (évolutive par principe) de la littérature fractaliste est imaginable, son application ne saurait être en revanche qu’approximative, car les mémoires d’ordinateur sont limitées, de même que les capacités de calcul informatique des formes littéraires.

 

Mais, en dehors de ces limitations technologiques, le risque serait celui de tomber dans un excès formel de complexité littéraire qui détruirait sans doute jusqu’à l’idée même de littérature, à moins de reconsidérer le sens et la finalité de l’expression littéraire en l’orientant du côté de la seule application opératoire virtuellement infinie des algorithmes autoréférentiels... L’Oulipo, depuis les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau (1961), nous a déjà montré le chemin en direction d’une littérature potentielle fondée sur des algorithmes permutationnels aléatoires, mais les procédures combinatoires qui lui sont propres gardent encore une certaine maniabilité et compréhensibilité humaines – même si l’ordinateur peut s’avérer parfois indispensable pour accomplir cette combinatoire lexicale –, et l’intention du sens y conserve toujours une place virtuelle en filigrane, même à travers la recherche combinatoire des figures du « non-sens » littéraire. Une littérature fractaliste conforme aux principes généraux de la géométrie fractale et de la théorie du chaos serait-elle en mesure de concilier l’hyper-combinatoire complexe en boucle récursive – autogénératrice par définition – qu’ils impliquent, avec la prise en compte du sens, indispensable en toute forme de littérature ?

 

 

© Jean-Claude Chirollet

 



16/05/2012