Arts / Numérisation / Fractals

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Théâtre et Chaos fractal / "Arcadia" de Tom Stoppard (1993) Partie III

 

 

 

→ Suite de la Partie II

 

 

 

3. Espace-temps fractal et systèmes dynamiques dans Arcadia

 

Arcadia, Acte I, scène 3, Thomasina – Septimus, p. 48-49 ; Acte I, scène 4, Valentin – Anna, p. 53-58, 62 ; Acte II, scène 7, Valentin – Anna, p. 87, Thomasina – Lady Gray – Septimus, p. 95 (et ensemble de la pièce).

 

3.1 – Fractals et complexité autoréférentielle

 

La détermination algébrique de la dimension fractale en vertu du principe d'homothétie interne (autosimilitude), n'est pas identique à celle requise par la complexité dynamique des figures fractales engendrées par des algorithmes autorécursifs. Les équations quadratiques dans le plan complexe qui engendrent les images fractales variées que la presse a popularisées si largement, sont par exemple exprimées par des formules récursives de la sorte : (Z² + C) → Z → (Z² + C) → Z → (Z² + C) → Z ... etc., où Z et C représentent des nombres complexes de la forme canonique (a + ib), avec a et b réels quelconques et i² = − 1. Le programmeur peut choisir Z fixe – généralement un nombre réel –, et tester en boucle récursive une série de nombres C variables successifs. Par exemple (un exemple ici purement arbitraire), il choisira de prospecter par essais successifs une zone du plan complexe structurée itérativement, à partir des valeurs numériques Z = 1,7834 (valeur fixe testée successivement avec des nombres C
variables) et C = − 0,46101 + i1,0898 (valeur initiale).

 

À la première étape, l'ordinateur calcule (Z² + C) avec ces valeurs ; le résultat sera la nouvelle valeur de Z, puis cette valeur sera réinjectée dans le calcul suivant comme nouvelle valeur de Z, soit ((Z² + C)² + C) : ce sera la nouvelle valeur de Z. La troisième étape sera donc le calcul de (((Z² + C)² + C)² + C) qui sera la nouvelle valeur de Z ; etc. Il s'agit bien d'un calcul en boucle récursive puisque la fonction calculée réinjecte immédiatement dans le circuit algorithmique la valeur obtenue en dernier. La boucle peut comporter, pour chaque C testé, 1000, 2000 itérations ou plus selon les exigences du programme. Les points C successifs sont représentés dans le plan complexe et dotés de couleurs arbitraires, en fonction de la rapidité d'éloignement de Z vers l'infini ou bien en fonction, au contraire, de la stationnarité de Z à l'intérieur d'un secteur circulaire défini du plan complexe, de rayon égal ou inférieur par exemple à deux unités, comptées à partir de l'origine, au bout d'un nombre d'itérations jugé suffisant empiriquement.

 

Inversement, en choisissant des valeurs de Z variables et une valeur de C fixe, l’algorithme permet d'engendrer une infinité d'images fractales de nature complètement différente. Par exemple, pour C = 1,21 + i3,567 fixe, on testera en boucles récursives comportant 1000, 2000 ou N étapes, une séquence de valeurs Z comprises entre 0 et 12 inclus, selon un pas progressif d’un millionième par exemple, ce qui représente une énorme quantité de Z que seul le calcul informatique est en mesure d'explorer. On pourra convenir de représenter tous les Z initiaux qui ne conduisent pas récursivement, au bout du nombre d’étapes de calcul fixé, vers une valeur de Z infiniment grande mais au contraire finie, par des points colorés spécifiques, et tous ceux qui conduisent au contraire vers l'infini par d'autres couleurs, différenciées en fonction de la rapidité d'éloignement du point, mesurée par le nombre d'itérations plus ou moins important conduisant Z à franchir une zone bien délimitée du plan complexe (par exemple un disque de rayon égal à 2 unités).

 

3.2 – Systèmes dynamiques

 

D'innombrables fonctions algébriques en boucle récursive, reposant sur le principe d'itération ad infinitum, permettent d'engendrer de véritables simulations de systèmes dynamiques complexes. Notre propos n'étant pas de détailler ici les techniques mathématiques précises sur lesquelles elles s'appuient, ni les théorèmes mathématiques qu'elles illustrent ou démontrent expérimentalement, nous nous contenterons de signaler qu'elles se comportent comme des systèmes chaotiques semi-déterministes (ou plus brièvement : déterministes). Le chaos mathématique n'est en effet pas du tout synonyme d'anomie, au contraire : ce sont bien les lois déterministes de l'algorithmique fonctionnelle qui génèrent du chaos, imprévisible en son détail.

 

L'imprévisibilité des trajectoires de points formant de multiples bassins d'attraction dans le plan complexe, constitue précisément ce que l'on appelle la complexité autoréférentielle de la dynamique fractale. Il s'agit d'une complexité autoréférentielle, car elle « se nourrit d'elle-même » en vertu de la loi autorécursive du calcul des trajectoires de points, à la manière d'un organisme biologique autonome (entièrement théorique bien sûr) qui renouvellerait continuellement son énergie dans la transformation énergétique indéfiniment réitérée de substances absorbées au tout début de son existence. Les bassins d'attraction des séquences de points forment des attracteurs qui peuvent être soit stationnaires (un point fixe), soit T-périodiques (un cycle limite de période T), soit pseudopériodiques ou quasi-périodiques (cycle à peu près stable comportant deux ou plusieurs fréquences temporelles, et pouvant être une transition vers le chaos), soit entièrement chaotiques (apériodiques, dits aussi « stochastiques » ).

 

Mathématiciens et physiciens nomment « attracteurs étranges » la dernière éventualité qui équivaut à une pseudopériode de valeur théoriquement infinie. Dans tous les cas, cependant, l'ordre déterministe de la loi fonctionnelle autorécursive régit l'apparition des phénomènes d'attraction géométrique, qu'ils soient ou non de nature chaotique. De plus, les systèmes dynamiques complexes (physiques ou purement mathématiques) sont très sensibles aux conditions initiales de leurs transformations spatiales, génératrices des « trajectoires de phases » imprédictibles du système.

 

Des variations infinitésimales des valeurs quantitatives originelles des paramètres (par exemple, celles de Z et de C dans les équations d'images fractales), sont susceptibles d'engendrer des configurations spatiales évolutives complètement différentes les unes des autres, au bout d'un certain nombre d'itérations : la « cause variationnelle » initiale est sans commune mesure avec les trajectoires de phases, inattendues, auxquelles le système aboutit itérativement ! C'est le témoignage de la nature semi-aléatoire (ou semi-déterministe) de la complexité autoréférentielle(autocomplexité), mise en jeu au moyen d'algorithmes récursifs programmés.

 

3.3 – Complexité dynamique et dimension fractale

 

Les images fractales dynamiques font l'objet d'études dimensionnelles prenant en compte, par suite de leur autocomplexité intrinsèque, leur degré d'irrégularité en fonction de l'échelle d'exploration des zones du plan complexe. Une même zone peut être réexplorée de multiples fois, voire une infinité de fois, par zooms informatiques successifs agissant comme des loupes et des microscopes électroniques. Le programmeur peut toujours à volonté  agrandir une microzone du plan en recalculant plus finement cette zone par renormalisation. La renormalisation consiste, grosso modo, à réagrandir sélectivement une parcelle d'une microzone déjà explorée à une certaine échelle de grandeur, selon un format identique à celui de l'image primitive complète d'où elle est extraite. Par calcul itératif, une infinité de nouveaux détails et de nouvelles structures apparaissent, avec des valeurs dimensionnelles variables, non identiques à celles des motifs de la zone globale de départ. Puis la renormalisation scalaire peut s'exercer indéfiniment en cascade, révélant chaque fois de nouvelles structures autosimilaires et d'autres dimensions topologiques, liées à la complexité relative des formes.

 

Des zooms informatiques successifs de très forte puissance permettent ainsi de découvrir d'innombrables « poussières de Cantor » de dimensions topologiques variables comprises entre 0 et 1, des lignes courbes et tortueuses quasi régulières et continues de dimensions voisines de 1, et surtout une faune inextricable de figures enchevêtrant connexité et discontinuité, dont les valeurs dimensionnelles sont comprises entre 1 et 2. Aucune frontière précise n'est décelable entre deux zones iconiques, tout au plus peut-on parler de « frontières floues », évanescentes, illusoires,  qui s'amuïssent en un remodelage continu au cours du calcul itératif ; elles sont typiques des phénomènes d'intermittence fractale dont les ensembles de Cantor, triadiques, n-adiques ou randomisés (aléatoires), offrent des modèle simples. Ces pseudo-frontières assurent la transition entre des parcelles contiguës de dimensions fractales hétérogènes.

 

La mesure mathématique de cette infinité potentielle de dimensions topologiques (0 < D ≤ 2) relève de diverses procédures statistiques techniquement complexes, visant à calculer des dimensions intégrant une prise en compte de l'aléatoire. Une trajectoire brownienne de particules atomiques, représentative par excellence du chaos fractal, est faite par définition de ruptures continuelles du mouvement dans tous les sens de l'espace ; elle tend à remplir complètement l'espace qu'elle occupe de manière aléatoire, selon une agitation entièrement désordonnée. Aussi, dans le plan, peut-elle être statistiquement mesurée comme une trajectoire de dimension 2 ou infiniment proche de 2 (D ≈ 2), et, dans un espace tridimensionnel, comme une trajectoire de dimension 3 ou infiniment proche de 3 (D ≈ 3).

 

4. Philosophie des possibles – « Et in Arcadia ego » (Nicolas Poussin, 1638)

 

4.1 – L’irréductible opacité du monde et « l’invention radicale » du temps fractal

 

Le mérite épistémologique essentiel, mais également la portée philosophique de la géométrie fractale autant que de la théorie de la complexité des systèmes dynamiques, c’est avant tout d’avoir recentré l’attention de la science autant que de l’art (l’art fractaliste des années 1980-2000, inspiré de la notion de complexité fractale), sur l’opacité fondamentale de la trame du monde, une opacité qui ne laisse plus de prise à l’absolue certitude des raisons de la géométrie euclidienne et de la mécanique classique. Le monde, en ses moindres replis, est habité de structures complexes qui invalident toute croyance en la simplicité d’éléments supposés primordiaux.

 

L’illusion d’élémentarité et de simplicité ultime se voit ainsi repoussée à jamais hors de la sphère de l’investigation scientifique ; la nature n’est plus désormais transparente à la raison, elle conserve une « épaisseur » potentiellement sans limite, aussi loin ou aussi profondément que puisse porter le regard analytique. Telles des poupées gigognes, les formes de la nature s’imbriquent l’une dans l’autre selon une hiérarchie multiscopique pourvoyeuse à l’infini de structures morphologiques irrégulières et enchevêtrées. Pour la géométrie fractale, le « fond des choses » n’existe pas ; la nature est inhomogène, anisotrope et infiniment différenciée dans la moindre de ses parcelles, à toute échelle d’observation. Il s’ensuit que le facteur temporel lui est essentiel, à la différence de la géométrie euclidienne, pour la compréhension des phénomènes de la nature. Le temps fractal (indissociable de son « espace des phases », comme disent les physiciens) n’est pas un réceptacle neutre et passif, mais tout au contraire il représente la matrice génétique des formes possibles et imprévisibles, inédites. C’est en quelque sorte la réplique

scientifique du « temps-invention » de Bergson, fait de discontinuités et de ruptures de symétrie, un temps dissymétrique en somme.

 

D'ailleurs, ces thèmes considérés dans leur généralité absolue ne sont pas nés radicalement de la mathématique fractaliste, mais de la philosophie de la relativité de la connaissance humaine : Pascal et Leibniz, entre autres, ont fourni de célèbres exemples de réflexion métaphysique sur la signification morale et intellectuelle de la notion de point de vue, tout autant que sur la relativité des échelles de grandeurs exprimée par le discours sur « les deux infinis » : l'infiniment grand, l'infiniment petit et l'infinité des échelles mésoscopiques, sans lesquelles les deux précédents infinis n'auraient aucun sens en métaphysique pas plus qu’en mathématique.

 

Précisément, les personnages de Tom Stoppard dans Arcadia sont perçus un peu comme des jouets de l’opacité du monde, de son incompréhensibilité fondamentale. Ils se débattent, avec toute l’énergie de leur sensibilité autant que de leur intelligence rationnelle, avec la trame d’un univers, physique et surtout humain, dont ils ne semblent pas détenir les clés et encore moins le gouvernail. En revanche, leur génie prémonitoire les plonge dans des abîmes de complexité d’où ils perçoivent avec une fantastique intuition qui relève quasi du surhumain, et presque en demi-teintes, les arcanes infiniment alambiqués et bifurquants du sens du monde et de la vie humaine au sein de ce monde étrange (étrange comme les attracteurs chaotiques du même nom). Pourtant, le sens radical des choses demeure incompréhensible à jamais, et ils le savent aussi lucidement qu’ils sont capables de comprendre, intuitivement, les principes de la complexité autoréférentielle du monde opaque et enchevêtré, dans lequel ils sont à la fois des acteurs consentants (ou croyant l’être…), et des pièces ou éléments emportés par le tourbillon des événements imprédictibles.

 

La pièce de théâtre entière apparaît alors comme un véritable hymne à la philosophie des possibles, même les plus inattendus, les plus fous : c’est bien la défense du « temps-invention » bergsonien, fait de ruptures et de discontinuités à toute échelle spatio-temporelle, qui s’affirme avec conviction dans Arcadia. La leçon essentielle que retirent les personnages de l’exposé de la seconde loi de la thermodynamique ainsi que de l’explication (bien qu’approximative et imprécise) de la complexité fractale du monde, engendrée par les systèmes dynamiques (fonctionnant en boucle récursive), c’est qu’il est toujours possible d’attendre autre chose que ce qui se présente, bien ou mal, dans l’instant au sujet humain, et que les solutions aux grandes questions posées par l’homme depuis la nuit des temps, surgissent « avec lui mais sans lui ». Elles adviennent là où il était inespéré rationnellement de les attendre, mais sans pour autant que ces événements novateurs puissent être considérés comme des réponses définitives et absolues.

 

Le temps du chaos fractal possède pour caractéristique fondamentale d’être un temps perpétuellement inaugural, qui réinvente les formes du présent à chaque instant, lequel est irréductible aux instants passés, mais également incomparable avec les instants qui le suivront dans un avenir proche ou lointain. L’invention radicale du temps fractal brise irrévocablement les repères temporels fondés sur la seule continuité déterministe de la mécanique classique.

 

4.2 – La symbolique triomphante du parc romantique

 

Arcadia, Acte I, scène 1, Lady Gray – Thomasina – Noakes, p. 22-23 ; Acte I, scène 2, Bernard – Anna, p. 36, 38 ; Acte II, scène 7, Lady Gray – Noakes, p. 97.

 

Car le monde résiste à l’intelligence humaine avec toute la force qui s’attache à l’opacité, à la densité insondable de sa trame physique et humaine. Le temps est le seul pourvoyeur de possibles, et pour cette raison il constitue aussi le seul élément de la nature qui reste indompté par l’intelligence (simpliste) du mathématicien classique, croyant à la réversibilité temporelle du déterminisme. C’est pourquoi Arcadia signifie la reconnaissance pleinement assumée d’un destin, qui refuse de se prononcer sur la part, très incertaine, du libre arbitre et de l’autodétermination dans les conduites humaines, individuelles ou collectives. Dans le doute, qui ne peut jamais être levé, le symbole du parc romantique, rocailleux, irrégulier, touffu, est préférable à celui du parc « rationnel » dans lequel tout élément naturel est bien ordonné, parfaitement lissé, régulier comme un damier, car l’ordre apparent est infiniment trompeur, à la manière d’un mirage.

 

Tout au plus le parc « rationnellement ordonné », opposé au parc romantique plusieurs fois évoqué dans la pièce de Stoppard, possède-t-il la valeur d’un subterfuge destiné à nous faire accepter avec une quiétude de surface, l’incompréhensibilité des choix ou des absences de choix qui se présentent à notre conscience, ou parfois s’imposent à Nicolas Poussin_Et in Arcadia ego_1637-1638_Louvrenotre insu, tout au long de la « trajectoire chaotique » de la vie humaine singulière, autant que de l’histoire collective des peuples. Arcadia : dans ce pays idyllique de bergers où s’imposent apparemment la paix suprême et l’harmonie esthétique classique, paradis auquel le peintre Nicolas Poussin (1594-1665) se réfère dans son tableau célèbre exposé au musée du Louvre : Les Bergers d’Arcadie. « Et in Arcadia ego » (huile sur toile, 85 cm × 121 cm, 1637-1638), règne en maître l’entropie suprême, c’est-à-dire la dégradation et la mort de tout système, de toute forme, mais règne aussi en maître invincible la vie innovante qui bifurque et change de trajectoire, sans qu’on puisse s’y attendre, créant dans son tourbillon miraculeux des formes neuves et imprévisibles. C’est la victoire de la néguentropie chaotique sur l’entropie thermodynamique des systèmes linéaires étudiés en physique.

 

« La nature s’invente, quelle que soit l’échelle, du plus petit flocon à la tempête de neige », dit Valentin (Arcadia, Acte I, scène 4, éd. Actes Sud-Papiers, p. 58). À travers cette remarque pensive du personnage, la tournure pronominale du verbe inventer résume toute la philosophie de la complexité dynamique autoréférentielle, inhérente à l'ensemble de la pièce de théâtre de Tom Stoppard. Elle affirme très haut sa confiance optimiste dans la vertu inventive de la « rupture de symétrie » temporelle qui affecte tous les systèmes dynamiques, y compris l’être humain individuel ou collectif.

 

 

 

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© Jean-Claude Chirollet



11/05/2012