Arts / Numérisation / Fractals

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Carlos Ginzburg (5) / Ensachements, Nano-esthétiques

 

 

 

 

« It from Bit » / Ensachements / Nano-esthétiques

 

 

 

Les images numériques des œuvres de Carlos Ginzburg présentées ci-dessous et décrites en fin d'article, bien que de qualité suffisante pour le Web, gagneraient beaucoup en finesse de détail à être numérisées, affichées à l'écran ou imprimées en très haute résolution.

 

 

 

1. « It from Bit » / Ensachements

 

Les tableaux de Carlos Ginzburg intitulés : Computations Ontologiques (2001-2005) sont composés de deux ou plusieurs panneaux rectangulaires juxtaposés, d’assez grande dimension (chaque élément : 1 × 1,5 m ; pour un ensemble de 6 panneaux : 2 × 4,5 m), qui présentent un foisonnement anarchique de formes arborescentes, avec une multiplicité de détails iconiques réticulés, enchevêtrés, assemblés par collage plus ou moins aléatoire, et traversés de zébrures de peinture acrylique. Sur chacun de ces panneaux est suspendu par un filin ou une chaîne métallique, un classeur entre-ouvert de format standard 24 × 32 cm, sur lequel figure, en très gros caractère noir sur fond blanc, ou blanc sur fond noir, le symbole Carlos Ginzburg_It from Bit - Ensachement (détail)_Série Computations Ontologiques_2001numérique 1 ou 0. À l'intérieur de chacun de ces classeurs à anneaux est contenu un ensachement – le terme « ensachage » est également employé –, ou plutôt un empilement d’ensachements : des sacs en plastique fin, contenus en série dans d’autres sacs en plastique, compressés manuellement, repliés sur eux-mêmes, occupant ainsi le plus faible espace possible après repliement les uns dans les autres, à la manière d’alvéoles pulmonaires. L’ensemble des ensachements ainsi obtenus par compactage maximum – une « machine à compacter » idéale effectuerait une compression des sacs beaucoup plus forte encore –, est contenu dans une pochette en plastique, accrochée aux anneaux intérieurs du classeur grand ouvert ou refermé.

 

Dans les Computations Ontologiques (2001-2005), les symboles 0/1 renvoient à la thématique omniprésente du code-barres et, par extension, à celle de la digitalisation universelle des choses et des êtres. L’identification binaire généralisée – des choses, des produits artificiels, mais aussi des êtres et de l’humanité toute entière – est omniprésente à l’horizon du code-à-barres. À l’ère du Tout-Numérique, l’être humain se définit de plus en plus comme « être informationnel », ce que résume Carlos Ginzburg en une formule laconique, reprise du physicien américain John Wheeler (physicien américain, 1911-2008) : « It from Bit ». La formule « It from Bit » signifie littéralement que toute réalité existante est désormais réductible, en vertu du modèle informatique universel, à une vaste computation informationnelle de symboles binaires 0/1, atomes élémentaires de l'Être. L’une des œuvres de Carlos Ginzburg (2001), faisant partie de la série des Computations Ontologiques, porte précisément ce titre.

 

Carlos Ginzburg_Ensachement (détail)_Série Computations Ontologiques_2002De l’infime ou de l'infinitésimal, du quasi-rien, de l’élémentaire absolu, du langage binaire minimal 0/1, naît par d'innnombrables combinaisons et métamorphoses chaotiques, toute forme de complexité imprévisible, dont l’être humain participe plus ou moins inconsciemment, à la manière d’un calcul programmé d'attracteur étrange. Carlos Ginzburg s’est expliqué sur la « métaphysique informationnelle » qui anime et inspire ses œuvres computationnelles : « La métaphysique implicite de ces œuvres affirme, avec John Wheeler : "It from Bit". La réalité ontologique de l’Homme et du Monde est réductible à un code binaire 0/1. Être = Être informationnel. Tout compute et fonctionne comme un ordinateur élémentaire, tout navigue dans les réseaux de communication. D’un autre côté, mes tableaux sont pleins de projets qui présentent la virtualisation du monde. » (Carlos Ginzburg, La Métaphysique informationnelle, 2001, texte personnel de l’artiste, in Jean-Claude Chirollet, La question du détail et l'art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), Paris, Éd. L'Harmattan, 2011, p. 59).

 

Or, les ensachements ou ensachages (termes équivalents lexicalement) réalisés par Carlos Ginzburg à l’occasion de la création de ses Computations Ontologiques, dès 2001-2002, symbolisent le maximum d’information condensée, contenue dans le minimum d’espace, le gigantisme des formes spatiales emprisonnées, enchâssées dans la miniature, dans le minuscule obtenu par compression et réduction extrêmes. L’artiste explique le principe d’emboîtement en série de multiples sacs en plastique compressés et miniaturisés, idéalement en nombre potentiellement infini, par comparaison avec le principe informationnel de néguentropie, qui définit la création d’information neuve, originale, voire improbable, dotée d’un niveau élevé d’organisation et de signification. Inversement, le principe d’entropie définit la dégradation, la banalisation et la désorganisation de l’information. Les ensachements sont du côté de la néguentropie créatrice, comme le revendique Carlos Ginzburg en un texte de présentation de ses dispositifs, intitulé Ensachages : « Chaque ensachement est constitué par un grand sac en plastique (de préférence transparent), contenant d’autres sacs en plastique (qui à leur tour contiennent d’autres sacs en plastique, et ainsi de suite) de divers formats, couleurs, formes et labellisations. Ces Carlos Ginzburg_Sujet Fractal_image numérisée_1992sacs en plastique contenus, s’enchâssent, se plient, s’enchevêtrent et se miniaturisent. – Néguentropie : le maximum d’information dans le minimum d’espace. – Anthropologie : la plupart de ces sacs sont imprimés avec l’image de l’Homo Fractalus. » (Carlos Ginzburg, Ensachages, 2001, texte personnel de l’artiste, in Jean-Claude Chirollet, La question du détail et l'art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), Paris, Éd. L'Harmattan, 2011, p. 60-61).

 

Carlos Ginzburg exprime dans les Ensachements et les Computations Ontologiques, le thème récurrent et omniprésent du « pli dans pli à l’infini », de la mise en abyme du détail dans le détail, virtuellement ad libitum, selon le principe de réplication fractale par autosimilarité statistique (semi-déterministe), ou bien par autosimilitude (l'auto-identité des fractals déterministe). La nature elle-même réalise bien souvent le principe de miniaturisation par « ensachement » des formes les unes dans les autres, par exemple, dans la constitution fractale du tissu pulmonaire, ou dans celle du système artériel et veineux, mais aussi dans une seule cellule vivante qui contient, enchâssée dans ses plus fines microstructures, une longueur de molécule d’ADN gigantesque en comparaison de son maigre volume. [Rappel : ADN = Acide DésoxyriboNucléique, molécules constitutives des chromosomes contenus dans le noyau cellulaire, support de l’information (ou patrimoine) génétique héréditaire des organismes vivants.]

 

Cette idée-force fut exprimée par le philosophe Michel Serres, en un très beau texte sur « l’implication » – c’est-à-dire le pliage et l’acte de replier sur soi, idéalement ad infinitum – qui s’exerce au cours de l’opération d’ensachage en série. La pliure miniaturisée, indéfiniment répétée, engendre l’immensité spatiale, par une sorte d’inversion scalaire typiquement fractale, à l’instar des longues molécules d’ADN enfouies au sein des noyaux cellulaires, comme l’explique Michel Serres : « Dans l’implication – je parle de l’action de plier, non du contenu logique ordinaire de l’opération – réside le secret du gigantisme et de la miniaturisation, de l’énorme quantité d’information cachée dans le puits d’un lieu minuscule ou jaillissante de lui : deux mètres d’ADN disparaissent dans une cellule plus étroite qu’une tête d’épingle et deux poumons, déployés, ne se suffiraient pas de la surface totale d’un département des Alpes. » (Michel Serres, Atlas, Paris, Éditions Julliard, 1994, p. 46).

 

Le gigantesque « s’implique » – autrement dit se réplique en se repliant sur soi – dans le réduit minuscule, de manière pour ainsi dire infinitésimale. Réciproquement, par le jeu d’une sorte de « principe d’inversion », l’immense, l’illimité, jaillit de la miniature, s’expanse et s’enfle indéfiniment à partir du lieu de sa minuscule cachette. Le gigantesque et le minuscule, inverses en relation d'implication réciproque, incarnent le principe d’inversion scalaire : l’échelle du minuscule s’inverse en celle du gigantesque, et vice-versa. L’inversion scalaire permet de passer par contraction-expansion fractales – à l'instar d'une image fractale –, de l’échelle locale (le plus fin détail) à l’échelle globale (l’ensemble le plus immense), et inversement. [Rappel : le terme « scalaire » – du latin « scala » : escalier, échelle, degré –,  renvoie ici à la notion d’échelle de grandeur et d’échelle d’observation variables.]

 

 2. Cartographie / Nano-esthétiques 

 

En représentation cartographique à une échelle de réduction donnée, les  conventions graphiques et les règles mathématiques, à la base de tout type de projection cartographique, constituent un système formel universel (applicable universellement), capable de représenter n’importe quel territoire en fonction d’innombrables résolutions scalaires, depuis la représentation globale de la Terre (le planisphère) à très petite échelle, très peu détaillée (par exemple au cent-millionième : 1 cm = 1000 km), jusqu’à – en théorie tout au moins – l’échelle « grandeur nature » 1/1 (le plan). Les échelles cartographiques autorisent le passage en continu (mais de fait discontinu) des ensembles territoriaux les plus vastes (le monde entier) jusqu’au plan détaillé d’une ville, d’un quartier, d’une rue, voire d’une maison ou même d’un appartement. La loi d’échelle projective rend potentiellement opérationnel le passage systématique, réglé, de la représentation la plus schématique du plus vaste ensemble d’éléments, à celle du champ spatial le plus restreint, le plus détaillé.

 

Des réalités insoupçonnées à une échelle donnée de représentation, se révèlent alors très nettement à une échelle supérieure, mieux adaptée au niveau de réalité dont le cartographe veut donner l’image. Toute représentation cartographique, bien que géométriquement exacte, demeure par conséquent indéfiniment approchée (propriété logique et nécessaire en cartographie), étant liée simultanément, d’une part à l’adoption d’un système formel particulier de projection topographique, et d’autre part à l’échelle mésoscopique de représentation (le niveau de résolution choisi), spécifiquement adaptée au système projectif. [Échelle mésoscopique : intermédiaire entre deux échelles d’examen quelconques, plus grande et plus petite, et plus généralement, en physique, entre « micro » et « macro ».]

 

Carlos Ginzburg_série Nano-esthétiques_2006Un tel principe de représentation cartographique multiscalaire a donné lieu au projet artistique des Nano-esthétiques (2005-2006) de Carlos Ginzburg. L’idée conductrice qui oriente cette série de tableaux encadrés de petit format (environ 5 × 8 cm hors-cadre), renvoie très directement au système de projection cartographique, évoqué précédemment : la réduction scalaire d’une œuvre graphique ou plastique peut-elle être portée jusqu’au niveau maximal de miniaturisation, de telle sorte que cette opération soit significative d'une transformation novatrice, d'une sorte de « valeur ajoutée » esthétique, conceptuelle, etc., à l’original, et non son appauvrissement informationnel ?

 

Dans l'expression de Carlos Ginzburg : Nano-esthétiques (au pluriel), le préfixe nano (en grec : nain, minuscule) fait référence, bien entendu, aux nanosciences, ainsi qu’aux technologies de la miniaturisation des composants électroniques, mais le principe de création des Nano-esthétiques (2005-2006) réfère, par analogie, au modèle de la réduction d’échelle cartographique, avec le processus de généralisation des figures (l'abstraction formelle, la schématisation) qui lui est inhérent. Le processus technique mis en œuvre par Carlos Ginzburg est simple : une image fractale numérique imprimée, contenue dans l’espace plan d’un format d’imprimerie A4 ou A3 par exemple, subit un processus de compression d’échelle de grandeur – l’équivalent de la réduction d’échelle cartographique –, par photocopie en réduction, ou bien par réduction numérique réalisée directement à l’ordinateur.

 

Carlos Ginzburg_série Nano-esthétiques_Fractale en miniature (réduction par photocopie)_2006La compression produit une simplification visuelle de ses formes – l’équivalent de la généralisation cartographique –, sans que pour autant soit détruite ni même altérée l’information exhaustive de départ. En effet, celle-ci n’est, tout simplement, plus perceptible immédiatement à l’œil nu dans son intégralité. Pour qu’elle puisse ressurgir avec netteté dans toute sa complétude, il faudra, en sens inverse, agrandir à nouveau la miniature, selon une succession (continue / discontinue) d’étapes progressives d’agrandissement : nous retrouvons alors l’équivalent des échelles mésoscopiques propres à toute projection cartographique, qui révèlent avec netteté les plus fins détails, au fur et à mesure que l’échelle de représentation s’agrandit.

 

Il s’agit également, une nouvelle fois, d’une référence fractaliste idéalisée au thème biologique de l'hyper-condensation informationnelle du code génétique : ACGT (les quatre molécules fondamentales de l’ADN), et à celui du « pli dans pli à l’infini » : le maximum est hyper-condensé dans le « moins », dans le minuscule, mais il ne s’y dissout pas ; il demeure, au contraire, virtuellement intact, sans aucune entropie. Mais les Nano-esthétiques sont également une variation artistique sur le thème de la « Machine universelle », et sur celui des ensachements intégrés à la série des Computations Ontologiques (2001-2005). Carlos Ginzburg évoque aussi plus largement, à propos des Nano-esthétiques, la possibilité de réduire dans un espace minimum, par compression scalaire, n’importe quelle œuvre d’art traditionnelle.

 

 

→ Les tableaux ci-dessus (dans l'ordre) : 

(1) Carlos Ginzburg, It from Bit – Ensachement (détail), série Computations Ontologiques, 2001, collage, peinture acrylique, image numérisée, classeur et ensachement, l'ensemble : 1,5 m × 1 m.

(2) Carlos Ginzburg, Ensachement (détail), série Computations Ontologiques, 2002, collage, peinture acrylique, image numérisée, classeur et ensachement, l'ensemble : 1,5 m × 1 m. 

(3) Carlos Ginzburg, Sujet fractal (Homo Fractalus), 1992, image numérisée, imprimée sur papier photographique, env. 40 cm × 50 cm.

(4) Carlos Ginzburg, série Nano-esthétiques, 2006, 20 images fractales numériques miniaturisées par photocopie, imprimées en noir-et-blanc, encadrées sous verre, dimensions intérieures de chaque encadrement : 8 cm × 5 cm.

(5) Carlos Ginzburg, série Nano-esthétiques, 2006, image fractale numérique miniaturisée par photocopie, collage avec réplication de l'Homo Fractalus, imprimée en noir-et-blanc, encadrée sous verre, 8 cm × 5 cm.

 

 

 

© Jean-Claude Chirollet

 

 

Texte en partie adapté de mon livre : Jean-Claude Chirollet, La question du détail et l'art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), Paris, Éd. L'Harmattan, 2011, p. 57-62 et p. 81-83.

 

 



17/03/2012